Se
trouvant dans une situation difficile en raison de la crise en cours avec les
quatre pays qui le boycottent – à savoir l’Arabie saoudite, les Emirats arabes
unis, Bahreïn et l’Egypte – crise qui n’a pas été sans causer de dommages, le
Qatar a tenté de mobiliser une aide extérieure. Sensible au vieux stéréotype
antisémite qui veut que les juifs contrôlent la politique américaine, le Qatar
a engagé un cabinet d’avocats juifs, entre autres lobbyistes, pour le défendre.
Ce cabinet tente d’approcher des dirigeants juifs aux États-Unis pour les
convaincre de se ranger aux côtés du Qatar dans le conflit qui l’oppose à ses
voisins. En outre, plusieurs dirigeants et organisations juives ont été invités
à visiter l’émirat, et certains d’entre eux, après « quelques jours dans un
Doha étonnamment beau, moderne et hospitalier » [1], sont revenus disposés à
apporter leur soutien au Qatar. Voilà qui n’est pas sans rappeler la visite de
l’ancien grand joueur de la NBA, Dennis Rodman, en Corée du Nord, devenu, à son
retour, fervent admirateur de Kim Jong-un.
Il
est affligeant de voir des dirigeants juifs américains renforcer les
stéréotypes antisémites en intervenant dans des conflits internes qui ne les
concernent pas et dont ils ignorent tout, des conflits interarabes complexes et
difficiles à appréhender même pour des observateurs chevronnés. Mais ce qui est
fait est fait, et il nous incombe de tenter de corriger les dégâts occasionnés.
L’un
de ces défenseurs du Qatar a choisi de comparer les positions du Qatar et de
l’Arabie saoudite sur Israël en se basant sur des incidents liés au sport. Il
en a conclu que le Qatar était le plus pro-israélien des deux parce qu’il avait
accueilli un joueur de tennis à un tournoi, alors que l’Arabie saoudite avait
refusé d’accueillir un joueur d’échecs israélien qui s’était qualifié à un
tournoi international devant se tenir à Riyad. Une évaluation plus sérieuse
aurait pris en compte le fait que l’Arabie saoudite soutient la paix entre
Israéliens et Palestiniens dans le cadre de « l’accord du siècle » défendu par
l’administration américaine, alors que le Qatar cherche à saboter cet accord
négocié par les Américains. En outre, bien que n’étant pas une référence en
matière de Lumières ou de droits de l’homme, l’Arabie saoudite a arrêté des milliers
de cheikhs extrémistes et entrepris des réformes sociales, alors que le Qatar
prend soin des Frères musulmans et du Hamas. Par conséquent, si l’on insiste
pour juger les pays en fonction de leur attitude envers Israël – une mauvaise
idée à la base – il convient de considérer toutes ces données plutôt que de
procéder à un jugement hâtif.
Le
professeur Alan Dershowitz, grand champion de la liberté d’expression et des
médias indépendants, et l’un de ceux à avoir visité le Qatar, a écrit un
article défendant la chaîne qatarienne Al-Jazira au nom de la liberté
d’expression. Apparemment, il ne sait pas que ce réseau – contrairement aux
apparences qu’il entretient avec succès en Occident – n’est ni libre ni
indépendant, mais est une branche médiatique du gouvernement qatarien. Elle
évite toute discussion sur les problèmes internes au Qatar. Ainsi, elle ne
connaît pas le poète qatarien dissident Mohammed al-Ajami, qui a été emprisonné
pendant trois ans pour avoir récité un poème perçu comme une critique de l’émir.
Au lieu de cela, Al-Jazira, à l’instar des médias nord-coréens, limite la
couverture nationale à des reportages élogieux sur les prétendus succès de
l’émir et du Qatar. Le caractère « indépendant » d’Al-Jazira se reflète aussi
dans sa couverture des derniers événements en Iran : la chaîne s’est montrée
réticente à rendre compte du soulèvement populaire dans ce pays, mais elle
couvrait en revanche les manifestations organisées par le régime en faveur du
régime Khamenei. De tels médias ne méritent pas d’être défendus au nom de la
liberté d’expression, pas plus que Russia
Today, organe de presse contrôlé le Kremlin, le People’s Daily chinois ou
encore le Tehran Times
iranien.
Le
professeur Dershowitz note qu’il a été fréquemment interviewé sur Al-Jazira en
anglais et l’a trouvée généralement équitable. Cependant, Al-Jazira en anglais
ne peut en aucune façon être comparée à son homologue en arabe, vu qu’elle est
un exemple de double langage. La chaîne anglaise civilisée, tournée vers
l’opinion occidentale, contraste fortement avec la chaîne arabe rebelle.
Dershowitz devrait s’entretenir avec l’expert du Center for Strategic and
International Studies (CSIS) basé à Washington DC Anthony Cordesman,
qui a quitté le plateau lors d’une interview de la chaîne en arabe pour
protester contre son parti pris anti-américain flagrant et ses normes
journalistiques douteuses. Voir Anthony
Cordesman Walks Out of Al-Jazeera Interview to Protest Anti-American Line of
Questions.
Quant
à la position d’Al-Jazira sur le terrorisme (qui est celle du gouvernement
qatarien), voici quelques exemples, passés et présents, qui fourniront les
bases d’une évaluation basée sur les faits :
Lorsque
Samir Al-Quntar, terroriste reconnu coupable du meurtre odieux d’une fillette
de quatre ans et de son père en 1979, fut libéré de la prison où il était
incarcéré, en Israël, Al-Jazira a organisé une fête en son honneur, avec un
grand gâteau, un groupe de musique et des feux d’artifice. (Al-Quntar a
assassiné la fillette en lui éclatant la tête contre un rocher sur la plage de
Nahariya, après avoir abattu son père à bout portant.) Voir : Al-Jazeera
TV Throws A Birthday Party For Released Lebanese Terrorist Samir Al-Quntar.
En
ce qui concerne le soutien du Qatar au Hamas, les amis de l’émirat répètent que
l’aide financière qui lui est octroyée est uniquement destinée à la
construction, en coordination avec Israël. Il semble échapper à ces amis du
Qatar que le Hamas, qui a pris le pouvoir à l’OLP dans un coup d’Etat sanglant
en 2007, et qui discute actuellement d’un « accord de
réconciliation » avec l’OLP tout en empêchant son retour à Gaza, contrôle
Gaza et toute l’aide entrante d’une main de fer. Par conséquent, la «
construction » à Gaza inclura non seulement la construction de maisons, mais
aussi des tunnels destinés aux attaques en Israël. Quant à l’affirmation selon
laquelle l’aide est transférée en coordination avec Israël, elle a été formulée
par les défenseurs du Qatar sans concertation préalable avec les autorités
israéliennes, mais sur la base d’informations de seconde main en provenance du
Qatar sur la position israélienne.
Il
est difficile de reprocher aux amis juifs (et non juifs) du Qatar de n’avoir
rien compris ; après tout, ils se trouvent en bonne compagnie. L’administration
américaine elle-même a été dupée par le Qatar pendant plus d’une décennie.
Depuis que le père de l’émir actuel a destitué son propre père, le Qatar n’a
cessé de jouer un double jeu avec l’Amérique. D’une part, il a construit
gratuitement la base d’Al-Udeid pour les forces américaines, non pour des
raisons altruistes, mais pour défendre son régime contre ses voisins régionaux.
D’autre part, le Qatar représentait et représente toujours une aide pour tous
les acteurs anti-américains de la région. Al-Jazira a accordé une tribune de
premier plan à Al-Qaïda dans le monde musulman, et elle maintient, jusqu’à ce
jour, une ligne anti-américaine dans la plupart de ses émissions. Ceci va
clairement à l’encontre des intérêts américains car Al-Jazira encourage ainsi
un sentiment fortement hostile aux Etats-Unis. Cette politique à deux
directions est absurde.
Une
bonne compréhension du Qatar nécessite une connaissance des nuances et du
sous-contexte moyen-oriental. Et, comme dans toute pratique judiciaire solide, il
est crucial d’entendre les deux parties avant de procéder au jugement. Les amis
du Qatar ne l’ont pas fait, ce qui affaiblit leur défense du Qatar. Personne –
et en particulier pas les juifs américains – ne devrait jouer le rôle de
défenseur du Qatar.
Ygal
Carmon
*
Yigal Carmon est président fondateur de MEMRI.
[1]
Formulation tirée d’un tweet de Mike Huckabee, en visite au Qatar en janvier
2018.
Source :
Memri, le 23 janvier 2018