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29 novembre 2016

L'armée syrienne est à bout de souffle et ne tient que par ses soutiens étrangers



Alep après un bombardement de l'aviation gouvernementale

Le régime syrien a atteint un niveau de «délabrement» sans précédent: c'est le constat dressé par le chercheur Tobias Schneider dans une analyse publiée au mois d'août. La plupart de ses soldats sont devenus des seigneurs de guerre vivant du racket et des trafics, ses unités d'élite sont décimées, sa capacité à mener des frappes aériennes est limitée. Les grandes offensives contre les rebelles syriens sont donc effectuées par les forces iraniennes, les milices étrangères chiites et l'armée russe. Soutenu à bout de bras par des alliés qui prennent leurs décisions entre eux, le régime Assad joue encore un rôle de symbole, mais il n'a plus les moyens d'être le «rempart contre le terrorisme» que voient en lui certains de ses soutiens.
«Depuis le début du conflit, toutes les unités de l'armée syrienne n'ont pas été engagées. Les unités sunnites ont été maintenues dans les casernes. Seules les unités d'élite ont été engagées, massivement, dès le début. Elles ont subi des pertes considérables entre 2011 et 2013. Le régime est donc en crise d'effectifs dès 2013, ce qui explique l'arrivée du Hezbollah, des milices chiites irakiennes, puis l'engagement accru de l'Iran, puis les Afghans, les Pakistanais et enfin l'intervention russe. L'aviation est entretenue par les Russes avec l'aide de l'Iran, et peut-être des pilotes étrangers. Le problème du régime, c'est qu'il n'a quasiment plus d'infanterie: toute l'infanterie est étrangère. Sans ce soutien étranger, il serait peut-être tombé dès 2013, et en tout cas son avenir aurait été beaucoup plus incertain» explique Stéphane Mantoux, agrégé d'histoire et observateur du conflit syrien sur son site Historicoblog.
Il nous a aidé à comprendre qui se battait aux côtés de l'armée d'Assad. 

L'Iran, premier soutien du régime Assad

Dès 2012, l'Iran vole au secours du régime syrien, par l'intermédiaire du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (Pasdaran), une force paramilitaire directement contrôlée par le Guide de la Révolution, le plus haut responsable politique et religieux en Iran, Ali Khamenei. Ce sont leurs forces spéciales, les forces Al-Qods qui interviennent d'abord en Syrie. A partir de 2015, l'Iran engage des unités régulières des Gardiens de la Révolution Islamique. Début 2016, Téhéran envoie pour la première fois des unités de son armée régulière. En tout, l'Iran a engagé des milliers de soldats, dont au moins 450 sont morts au champ de bataille.
«La présence de l'Iran est liée à un impératif stratégique: maintenir l'alliance qui existe de puis 1979 avec le régime syrien, qui a permis à l'Iran de bâtir des proxys à l'extérieur de son territoire, c'est à dire des groupes soutenus par lui, comme le Hezbollah au Liban. Ça leur permet de maintenir un cordon d'approvisionnement en armes et en matériel vers le Hezbollah via la Syrie, et de soutenir un allié historique dans la région», développe Stéphane Mantoux.
Le soutien de l'Iran est crucial pour le régime syrien. Il achète du pétrole et fournit des armes à Damas, assure la formation des principales milices pro-régime, et coordonne leurs efforts militaires. Téhéran aurait notamment contribué à l'entraînement d'une des brigades pro-Assad les plus importantes, Liwa Abou al-Fadhal al-Abbas, majoritairement irakienne, et des Forces de Défense Nationales, une force paramilitaire créée en 2012 par le gouvernement syrien.
 «Quand les rebelles ont percé à Alep à l'été 2016, c'est l'Iran qui a fait venir une unité d'élite du Hezbollah, la milice irakienne Harakat Hezbollah Al-Nujaba, et qui a mobilisé des miliciens afghans. Parmi les morts côté régime, il n'y avait quasiment que des étrangers: des Iraniens, des Irakiens et des Afghans», précise l'historien.

Le Hezbollah libanais: un engagement inédit

Le Hezbollah, milice islamiste chiite libanaise et proche allié de l'Iran, est présent en Syrie depuis l'automne 2012. Il s'illustre notamment en mai 2013, dans le cadre de la bataille d'Al Qusayr, près de Homs. Environ 10.000 de ses combattants auraient transité par la Syrie et plus un millier ont été tués. L'organisation cherche, tout comme l'Iran, à rallier les chiites de Syrie, via un discours qui assimile l'ensemble des rebelles syriens (sunnites) aux djihadistes de l'EI ou d'Al-Qaïda. Pour Stéphane Mantoux:
«Le Hezbollah est à un niveau d'engagement jamais vu pour lui sur un théâtre extérieur. Il est là pour préserver son corridor d'approvisionnement (en armes et en matériel) avec l'Iran par la Syrie.»

Les brigades afghanes et pakistanaises recrutées par l'Iran

Pour appuyer le régime syrien, l'Iran a supervisé la constitution d'un bataillon formé d'Afghans chiites persanophones (hazaras). La plupart sont des réfugiés installés en Iran. Dès 2013, ils sont aperçus au sein de milices pro-régime. A partir de 2014, le régime iranien promet un salaire mensuel de 500 dollars et le droit de résidence en Iran à ceux qui acceptent de combattre en Syrie. Certains sont recrutés de force. Peu après, une milice afghane pro-régime baptisée Liwa Fatemiyoun («la brigade des Fatimides») est constituée. La force Al-Qods a également recruté des Hazaras en Afghanistan, au Pakistan et en Syrie. Aujourd'hui, la brigade comptabiliserait entre 5 et 10.000 hommes.
«Les Afghans servent de 'chair à canon' , ils sont là pour faire du nombre et éviter que les troupes d'élite pro-régime (Iraniens et Hezbollah) aient trop de pertes. Il s'agit de faire des économies au niveau des troupes.»
Liwa Fatemiyoun possède son pendant pakistanais, Liwa Zainebiyoun. Cette milice se forme à partir de novembre 2014. Ce sont principalement des chiites Pakistanais vivant en Iran, recrutés dans les mêmes conditions que les Afghans. Une minorité se sont rendus directement en Syrie depuis le Pakistan, bien que l'armée iranienne décourage ce type d'initiatives. Ils sont plusieurs centaines à combattre en Syrie.

La Russie et sa logique de puissance

Les premiers indices d'un engagement russe en Syrie apparaissent en août 2015. En septembre 2015, la Russie déploie son aviation et effectue ses premières frappes. En novembre 2015, Moscou expédie des armes et du matériel (chars, missiles, véhicules...) au régime syrien, tout en déployant des conseillers militaires et des fusiliers marins. En mars 2016, Vladimir Poutine reconnaît officiellement que des troupes russes sont présentes au sol sur le théâtre syrien. En août 2016, des indices pointent vers la présence de forces spéciales russes et de mercenaires, dont la présence n'est pas officiellement reconnue par Moscou. Mais les manifestations les plus visible de l'intervention russe sont les bombardements aériens qui ont causé de nombreuses pertes civiles (estimées à environ 3500 morts), dans des conditions contraires au droit de la guerre.
A Alep, une zone densément peuplée de civils, la Russie utilise notamment des armes thermobariques, des «bunker busters» et des bombes à sous-munitions, avec des conséquences dévastatrices. Pour Stéphane Mantoux, les intérêts russes sont multiples: 
«La Russie poursuit plusieurs objectifs. Au niveau régional, elle veut maintenir son alliance historique avec le régime syrien, conserver une position stratégique au Moyen-Orient (notamment via sa base navale de Tartous) et, si possible, y accroître son influence. Sur le plan international, Vladimir Poutine ne veut pas pas réitérer l'erreur qu'il a faite avec Kadhafi en Libye: en 2011, les frappes aériennes de l'OTAN, autorisées par la Russie, avaient conduit à la chute d'un de ses alliés. Cette intervention répond également à des objectifs de politique intérieure: détourner l'attention de la mauvaise situation économique en Russie, souder la population par une intervention extérieure, soutenir les ventes d'armes et affirmer la puissance russe.»

Les milices chiites irakiennes : de la lutte contre l'armée américaine à la défense du régime syrien

A partir de 2006-2007, l'Iran forme et finance des milices et des partis politiques chiites irakiens, surnommés «groupes spéciaux». Ils sont utilisés par Téhéran comme relais d'influence en Irak. Ils combattent l'armée américaine et adhèrent (tout comme le Hezbollah) à l'idéologie du régime iranien, le Velayat-e faqih: l'établissement d'un gouvernement islamique chiite dirigé par un guide suprême religieux. Parmi les les plus impliquées en Syrie, on peut citer l'organisation Badr, Asa'ib Ahl al-Haq, Kata'ib Hezbollah et bien d'autres. A partir de 2013, ces milices ont envoyé des milliers d'hommes combattre en Syrie aux côtés du régime Assad, soit sous leur propres couleurs, soit au sein de groupes «paravents» créés spécialement pour l'occasion, comme Liwa Abou Fadl al-Abbas ou Harakat Hezbollah al-Nujaba (qui s'est depuis émancipé).
Pour mobiliser les combattants, ces groupes armés ont mis en avant la défense des lieux saints chiites en Syrie. Le principal est le mausolée de Zeinab: situé à Sayyida Zeinab, dans la banlieue sud de Damas, c'est un haut lieu de pèlerinage pour les chiites. 
Mais ce discours s'est progressivement durci: défense de l'ensemble des lieux saints chiites, puis défense de tous les chiites face aux sunnites (ce que des chercheurs comme Phillip Smyth appellent «pan-chiisme»). Par ailleurs, les milices chiites irakiennes reprennent les éléments de propagande du régime syrien et de ses alliés. Les rebelles syriens opposés à Bachar el-Assad, sont dépeints comme uniformément djihadistes. Le conflit est parfois présenté comme un complot occidental conçu pour déstabiliser le gouvernement syrien avec l'aide d'al-Qaïda et de l'EI. Enfin, les milices se revendiquent d'un «axe de résistance» incluant l'Iran et le régime syrien, opposé aux États-Unis, à Israël et à leurs alliés.

Mise à jour: Plusieurs groupes armés irakiens combattant pour Assad en Syrie affrontent également l'EI en Irak. Le 13 juin 2014, face aux avancées de l'organisation terroriste en Irak, l'ayatollah Ali al-Sistani appelle à la mobilisation des chiites. Deux jours plus tard, le gouvernement irakien met en place les «Unités de Mobilisation Populaire» (Hachd al-Chaabi) une force paramilitaire composée de milices, majoritairement chiites, pour combattre l'organisation djihadiste. Les Hachd al-Chaabi participent actuellement à la bataille de Mossoul. La brutalité des milices chiites (et parfois de l'armée) envers les civils sunnites préoccupe vivement les organisations de défense des droits de l'homme.

Antoine Hasday

Slate.fr, le 21 octobre 2016

Nota de Jean Corcos :

L'actualité va très vite, et en Syrie peut-être encore plus. Cet article date de quelques semaines, et ces derniers jours on annonce d'importants succès de l'armée gouvernementale à Alep. Mais ceci n'enlève rien à la véracité des éléments exposés ci-dessus : c'est grâce aux aides étrangères que le régime est en passe de gagner cette guerre.

27 novembre 2016

L'Egypte dans un Moyen-Orient en ébullition : Chérif Amir sera notre invité le 4 décembre

Le Président égyptien, en visite surprise à ses troupes dans le Nord Sinaï, 
4 juillet 2015

Retour à l'actualité avec ma prochaine émission : j'ai en effet intitulé ce numéro de "Rencontre", "L'Egypte dans un Moyen-Orient en ébullition". Mon invité sera Chérif Amir. Mes auditeurs fidèles le connaissent un peu, la dernière fois que je l'avais reçu il venait de publier un ouvrage très intéressant, "Histoire secrète des Frères Musulmans", aux éditions Ellipses. Rappelons qu'il est égyptien, et docteur en géopolitique de l'Université Paris VIII. Passionné par l'actualité, et bien sensible aux menaces de l'islam politique, il présente ses analyses sur un site (adresse : "cherifamir.com"). Il donne aussi régulièrement des interviews en langue française sur la chaine égyptienne "Nile TV". Alors bien sûr les évènements se suivent et se bousculent au Moyen-Orient. Même si, depuis le renversement des Frères Musulmans et l'accession au pouvoir du maréchal Abdel Fattah al Sissi en 2014, on a eu l'impression que la situation politique s'était stabilisée, les menaces tant intérieures qu'extérieures demeurent. A quelques centaines de kilomètres se poursuit l'horrible guerre civile en Syrie ; mais il y a aussi une autre guerre dont personne ne parle, au Yémen ; aux frontières de l'Egypte, il y a la Libye, un Etat en décomposition ; mais aussi Israël , avec lequel les relations semblent s'être réchauffées ; les élections présidentielles américaines ont amené au pouvoir un nouveau venu, dont la diplomatie future inquiète beaucoup de monde ; pendant ce temps là, la Russie a fait un grand retour dans la région : bref, beaucoup d'inconnus, beaucoup d'inquiétudes, et nous comptons sur notre invité pour éclairer nos auditeurs. 

Parmi les questions que je poserai à Chérif Amir :

-        A vous lire, j'ai clairement compris que vous vous réjouissiez du retour des Républicains au pouvoir, mais surtout de la défaite d'Hillary Clinton : pourquoi ? et pourquoi à ce que j'ai lu, le Président Sissi a-t-il été le premier Chef d'Etat à féliciter le nouveau locataire de la Maison Blanche ?
-        Autre grande puissance, la Russie, engagée militairement sur le terrain en Syrie, et qui a largement profité du repli américain sous l'administration Obama. Depuis l'attentat du Daech contre un Airbus d'une compagnie russe ayant décollé de Charm El Cheikh, attentat qui a fait 224 tués, tous les vols en provenance de Russie ont été suspendus, ce qui a contribué à ruiner encore plus le tourisme : où en sont les relations entre les deux pays ?
-        Même si, la version saoudienne de l'islam, le wahabbisme, est a priori proche de celle des Frères Musulmans, l'Arabie - qui était à ce moment là en froid avec le Qatar - avait soutenu leur renversement en Egypte, avec une aide économique très importante pour aider votre pays à remonter la pente : or, d'après un article sous la signature du professeur Mozes publié sur le site Memri le 25 octobre, il semble qu'il y ait maintenant un véritable conflit entre Egyptiens et Saoudiens : pourquoi ?
-        Même après la mise hors la Loi des Frères Musulmans, l'influence des dignitaires religieux reste bien entendu déterminante. Or si - avec la pression très forte des Autorités - ils ont bien exprimé des condamnations claires du Daech, on a l'impression que les théories du complot continuent de faire des ravages : ainsi, comme le révélait un article du journal anglais "Telegraph" du 23 février 2015 -, le Cheikh Ahmed Al-Tayeb, grand imam d'Al Azhar, a accusé "le Sionisme" et les Etats-Unis d'être responsables du chaos au Moyen-Orient : qu'en pensez-vous ?
-        Le Président Abel Fattah al Sissi a multiplié les gestes envers la minorité copte si longtemps méprisée, et surtout persécutée par les islamistes militants. Mais j'ai été troublé par la lecture d'un article tout récent publié dans le journal "Le Monde" : intitulé "Le désarroi des Coptes d'Egypte", il nous apprend que les incidents confessionnels se multiplient, en particulier dans la province d'Al Minya. Il y a eu plusieurs agressions de foules en colère, suite à de fausses rumeurs : quelle est la situation actuelle de cette minorité ?

C'est toujours un grand bonheur pour moi que de recevoir un observateur vivant dans un pays arabe, pour partager avec mon auditoire un point de vue qualifié. Nos radios communautaires le font très rarement, c'est pourquoi j'espère vraiment que vous serez nombreux à l'écoute !

J.C

24 novembre 2016

"Sacrées graines", une exposition à l'Institut des Cultures d'Islam



J'ai eu la chance, il y a plusieurs semaines déjà, d'assister à une visite guidée et à l'inauguration de cette exposition, bien originale, qui se tient à l'Institut des Cultures d'Islam, dans le 18è arrondissement de Paris, jusqu'à 15 janvier 2017.


Quelques mots de présentation, d'abord, tirés de la présentation sur le site de l'I.C.I :

"Les graines dont parle cette exposition à l’Institut des Cultures d’Islam sont celles du couscous. Ce plat emblématique des pays méditerranéens, élu à plusieurs reprises, "plat préféré des français" est exploré dans cette exposition dans sa dimension symbolique. Le couscous sous-tend des questions culturelles, sociales et politiques : le partage, la famille, l'exil, le genre, l'héritage, le colonialisme, etc. Les artistes choisis pour cette exposition explorent la simplicité de la forme de la graine, la détournent et exploitent son potentiel symbolique.

Une programmation de concerts, projections, pièces de théâtres et bien d'autres événements festifs et moments de partage est proposée autour de l'exposition : le collectif Mix ta race animera tout un week-end, concert de la chanteuse lyrique Sandra Bessis (musique judéo-espagnole, judéo-arabe et arabo-andalouse) dans l’Église Saint-Bernard pour la Fête des Vendanges, pièce de théâtre : Moi, le couscous et Albert Camus du collectif Teatro delle Ariette, ciné-couscous au Louxor et conférences et débats avec notamment une table-ronde sur le couscous d’un point de vue sociologique et historique."


On peut voir aussi une présentation dynamique de l'exposition, avec défilé d'images sur ce lien .


Ensuite, quelques souvenirs marquants de la visite de l'exposition.


Tout d'abord, sa modernité qui n'était pas évidente autour d'une matériau - la graine du couscous - traditionnel s'il en est. Ainsi, j'ai assisté à un "tableau vivant" avec la performance de Ninar Esber, d'origine libanaise, procédant au tri méticuleux de grains de maïs : discrimination envers les minorités ? Répétition absurde évoquant le quotidien dévolu aux Femmes ou une bureaucratie sans âme ? Toutes les interprétations étaient possibles. La plaquette de présentation évoque aussi "la fermeture des frontières", "les processus de séparations communautaires", thématique correspondant certainement à la sensibilité d'une partie du public de l'exposition, même si bien sûr on peut ne pas s'y reconnaitre. Dans une autre salle, une multitude d'écrans permettait de suivre toutes les étapes de la préparation traditionnelle du couscous et d'autres aliments, graines passées au tamis, blé trié, pâte à pain malaxée, sucre concassé ... L'artiste qui nous proposait ce "happening vidéo", Ymane Fakhir, d'origine marocaine, nous a expliqué qu'elle voyait son travail comme une pérennisation d'une mémoire en péril, celle d'un monde qui risque de disparaitre.


Mehdi Georges Lalou a réalisé une œuvre aussi impressionnante qu'originale, une immense structure murale faite en graines de semoule, en partie lacunaire et qui évoque une reconstruction archéologique.


Zoulikha Bouabdellah, elle aussi d'origine marocaine, présentait un triptyque de photographies en forme de clin d'œil, avec couscoussiers et évocation des fameux trois singes dont l'un ne voit rien, l'autre n'entend rien et l'autre ne dit rien (voir photo ci-dessus).


Pour finir, trois artistes évoquaient des conflits contemporaine concernant le monde musulman ... et ses voisins proches. Une œuvre monumentale nommé "Beiti" (ma maison, en hébreu et en arabe) reconstituait à l'aide d'épices colorées un carrelage de sol, comme s'il était fait de ciment peint (voir photo ci-dessous). Mais en même temps - et c'était l'intention de l'artiste, Laurent Mareschal - voulait être évoquée "la situation entre Palestiniens et Israéliens ; deux peuples qui se disputent un même territoire chaque jour plus morcelé". 



Mircea Cantor - né en Roumanie, et qui expose à Tel Aviv - proposait une autre réalisation très originale, sous la forme d'une rosace enserrant des couscoussiers de tailles diverses  ; et dont on découvre, en y voyant de plus près, qu'ils ont été percés de munitions en or et en béton. Enfin, dernière "œuvre", en fait une série brute de produits alimentaires dans leur conditionnement d'origine", "Produits de Palestine" : Jean-Luc Moulène, figure connue de l'Art contemporain, a voulu par ces photographies "assurer une circulation symbolique à des produits n'ayant pas accès au marché international". Un mot de commentaire personnel à ce sujet : certes, on peut regretter les entraves administratives, ou le retard économique qui limitent le progrès économique dans les Territoires palestiniens, mais il est inexact de dire que les exportations y sont quasi nulles ; lire ce document officiel publié par le Quai d'Orsay.


J.C

22 novembre 2016

La Grande Mosquée de Paris, une histoire française (2/2)



Va-et-vient de fidèles

Ramadan, départ au pèlerinage de La Mecque, fêtes de l’Aïd… Dans les années 1960, avant que n’ouvrent deux salles de prière sur le site même des usines, à Boulogne-Billancourt, les ouvriers de Renault se rendent en grappe jusqu’à la Mosquée. Le vendredi, l’équipe de l’après-midi termine le travail une heure plus tôt qu’à l’habitude, celle du soir prend la chaîne une heure plus tard et on s’en va entre hommes, puisque les familles sont restées en Algérie, pour la grande prière. Des processions que le Prix Nobel de littérature Claude Simon, rivé comme un voyeur derrière sa fenêtre du 3, place Monge, décrit dans Le Jardin des plantes : défilés d’hommes aux « longues robes de rois » qui s’engouffrent dans le métro de la place pour regagner « ces quartiers ou ces banlieues où personne ne va jamais », raconte-t-il, dans une vision très « musée des colonies ».
« Mosquée cube vide », écrivait encore Claude Simon il y a vingt ans. C’est aujourd’hui l’une des mosquées les plus fréquentées de France, la plus importante de Paris : la belle endormie s’est trouvée réveillée par les fidèles. Pour la dernière fête de l’Aïd, début septembre, plus de 12 000 d’entre eux ont foulé les tapis disposés dans la cour et les salles de prière. Depuis quelques mois, le vendredi, la foule déborde parfois devant l’entrée, sur le trottoir de la rue de Quatrefages. Les autres jours, un ballet de taxis tournoie autour du square : les chauffeurs s’y garent dix minutes, lumière verte au plafond, comme un bouquet de veilleuses, le temps d’une des cinq prières de la journée. « Il y a un grand retour de l’islam dans le métier », confirme Zouhaier Ben Ghorbal, chauffeur et pratiquant régulier.
ll a fallu aussi réserver deux salles de prière pour les femmes. Jusque-là, elles priaient dans la grande salle commune, derrière un rideau les séparant des hommes, puisque la tradition musulmane interdit aux deux sexes de se mélanger. Leur relégation dans un entresol a suscité en 2013 la très vive réprobation d’un collectif de musulmanes, à l’origine d’une pétition protestant contre « l’invisibilisation des femmes dans les lieux de culte ». Ces « sœurs », des « activistes féministes islamistes inconnues des fidèles réguliers », affirma le rectorat, tentèrent d’entrer en force dans la grande salle de prière, provoquant un début de bagarre comme on n’en avait jamais vu ici.
Dans le fauteuil en cuir de son bureau, où il reçoit invariablement autour d’un thé à la menthe, Dalil Boubakeur assure aujourd’hui que « l’homme musulman s’est mis hors de l’Histoire, laissant à la femme la possibilité de rattraper le temps perdu », mais il n’apprécie pas ces militantes d’un genre nouveau qui revendiquent un islam plus politique et plus visible.
Ce fervent chiraquien, dont le cœur n’a jamais penché à gauche et qui affirme un « amour barrésien, presque maurrassien de la France », ne cache pas le mépris que lui inspirent ces nouveaux adeptes d’un islam plus rigoriste. Comme la Ve République avec laquelle il se confond, il a mis des années à comprendre l’influence grandissante de ces « barbus ignorants ». Il les a pourtant vus apparaître à la fin des années 1960 : « Des militants de Foi et Pratique, ce mouvement tabligh qui prône une interprétation littérale du Coran, sont arrivés à Paris. Mais, voyant qu’ils n’auraient pas la main sur la Mosquée, ils sont partis fonder leur propre lieu de prière à Belleville. »

À l’épreuve d’un monde en pleine ébullition

À l’époque, l’État français ne s’en préoccupe pas. Personne, au sein de l’administration française, n’a la moindre idée de ces nouveaux intégrismes puisque, au cœur du 5e arrondissement, l’islam a toujours le visage tranquille et avenant du restaurant de la Mosquée où l’on sert loukoums à la rose et cornes de gazelle à l’ombre des figuiers. Le couscous et les tajines se dégustent sur de grands plateaux dorés, comme le font Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans Slogan (1969), film de Pierre Grimblat qui voit naître les amours du couple mythique. « La France ne savait pas quel islam elle voulait ni surtout quel islam elle ne voulait pas », regrette encore Boubakeur.
Une vingtaine d’années plus tard, la guerre civile déchire l’Algérie. Le Groupe islamique armé (GIA) cherche à renverser le pouvoir d’Alger et menace le recteur qui est, à ses yeux, l’un de ses représentants en France. Formellement désigné par la Société des habous et des lieux saints de l’islam, le recteur fait toujours l’objet d’un accord entre l’Algérie et la France. Dalil Boubakeur devient la cible de tracts menaçants et très renseignés, signe d’une infiltration sérieuse du personnel de la Mosquée. « Notre cuisinier, un jeune type avec qui je jouais au football, les informait », raconte aujourd’hui son fils Sami.
Pour la famille Boubakeur, la menace n’est qu’une des ondes de choc du conflit algérien. Le recteur, ancien élève du lycée Louis-le-Grand, marié à une Auvergnate avant de devenir cardiologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre de l’ordre des médecins, se sent totalement français. Et, au fond, bien loin de ces nouveaux dévots que, grand lecteur de Molière, il compare à Tartuffe. « Il paraît que parfois il va manger à l’Hippopotamus », murmurent, indignés, les fidèles qui vont acheter leur viande à la boucherie halal de la rue Larrey.
Le recteur doit pourtant composer avec un monde musulman en pleine ébullition. En 1996, il s’oppose à la venue de l’écrivain britannique Salman Rushdie, visé par une fatwa après la publication de ses Versets sataniquesIl a vécu la tuerie de Charlie Hebdo en 2015 comme « une déclaration de guerre fracassante » et l’a condamnée aussitôt, mais avait qualifié de « syndrome strictement psychiatrique » la publication de nouvelles caricatures du Prophète, trois ans plus tôt. L’exercice d’équilibrisme devient difficile quand désormais on tue.

Boubakeur coupé d’une partie des croyants

Dalil Boubakeur est un joueur d’échecs et un homme prudent par nature. Mais le recteur de la Grande Mosquée de Paris donne souvent l’impression que son monde s’est arrêté au XXe siècle, celui des orientalistes et des universitaires arabisants qui l’entouraient au mariage de son fils. Plus Algérie française qu’Algérie indépendante, alors qu’une partie de l’islam revendique sa puissance et que sa mosquée se remplit de croyants qu’il ne connaît plus et qui ne le reconnaissent plus. « L’assemblée des fidèles se modifie, convient Sami Boubakeur qui prévient d’emblée qu’il n’envisage pas de succéder à son père. Ils sont plus jeunes, plus fervents, se déplacent en famille avec les enfants, portent souvent le kamis et gardent sur le front la Tabaâ », la marque de ceux qui se prosternent fréquemment.
Dalil Boubakeur, lui, continue de se présenter plus volontiers comme un rationaliste que comme un homme de foi : « Si c’est pour croire en ce que les ignorants croient, certainement pas ! Je suis un bon musulman, mais moderne, formé par mes maîtres laïcs de l’école française. Comme disait le théologien réformiste Mohamed Abdou, “il faut avoir moins de religiosité et plus de culture”. » Il assure avoir appris le Coran, mais aussi « les mathématiques, la littérature française, l’anglais, l’allemand. »
Lieu de culte du passé alors que les musulmans sont de plus en plus jeunes, symbole de l’islam pour l’État français alors que, depuis 2003, la Mosquée de Paris reste systématiquement minoritaire dans les élections au CFCM. « Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule, observe un essayiste spécialiste du monde arabe et bon observateur du microcosme musulman parisien. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles, contrairement, par exemple, aux représentants de la communauté juive, qui font remonter au pouvoir peurs et inquiétudes. Il exprime la loyauté de l’islam à l’État, répète ses préoccupations – aimer la République, respecter la loi. C’est une relation de servitude qui est instaurée. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Publiée en septembre par le Journal du dimanche, la vaste enquête menée par l’Institut Montaigne indique que les musulmans se retrouvent bien plus dans le prédicateur Tariq Ramadan (37 %), réputé proche des Frères musulmans, que dans le patron de la Mosquée de Paris (16 %), que beaucoup ne connaissent pas. Confronté une fois à ce dernier, lors d’un débat au Parlement européen, le recteur avait vite été balayé par la verve et la rhétorique habile de Ramadan. « Aujourd’hui, regrette Boubakeur, une voix libérale comme la mienne se perd dans le marasme ambiant. »
Parisien quand la plupart des musulmans vivent dans les banlieues, issu d’une famille de grands bourgeois cultivés quand la plupart de ses fidèles peinent dans leur vie quotidienne, il ne parvient pas à s’adresser aux nouvelles générations. En 2005, lors des émeutes à Clichy-sous-Bois, Dalil Boubakeur, qui présidait alors le CFCM, s’était rendu à la mosquée Bilal de Clichy, attaquée quelques jours plus tôt par des grenades lacrymogènes. Sa voiture avait été accueillie avec des projectiles. Les émeutiers refusaient de parler à ce notable de l’islam conduit par un chauffeur.

Fenêtre sur hammam

Hors des grandes fêtes, la Mosquée est aujourd’hui autant fréquentée par des non-musulmans et des touristes que par des fidèles. Dalil Boubakeur le sait. Il y a quelques années, il avait d’ailleurs voulu reprendre la concession du restaurant et du hammam aux Lalioui, une famille de grossistes installés en région parisienne. Il rêvait de les confier à l’humoriste et producteur Jamel Debbouze. Les pourparlers n’ont finalement pas abouti, et le restaurant est resté dans son jus, au grand dam de la Mosquée, qui voulait donner un vernis plus moderne au décor délicieusement désuet et rentabiliser également le hammam en le transformant en un spa plus haut de gamme. Ce n’est que récemment que le recteur s’est résolu à en fermer l’accès aux hommes. « Tout le Marais avait fini par venir là », souffle-t-il. Déjà, en 1966, Gérard Oury avait reconstitué le décor des bains turcs de la Mosquée pour une scène à la fois ambiguë et comique de La Grande Vadrouille : Louis de Funès et Bourvil cherchaient dans les vapeurs des bains des aviateurs anglais.
Dans les années 1980, « gays musulmans et non musulmans [se] retrouvaient deux fois par semaine » aux horaires réservés aux hommes, souligne Denis M. Provencher dans son essai Queer French. Protégé par la réputation du lieu de culte, on y cherchait l’aventure discrètement, loin des backrooms et des saunas gays qui commençaient à fleurir de l’autre côté de la Seine. Longtemps, la Mosquée a fermé les yeux. L’adresse figurait dans les guides français ou anglo-saxons recensant les adresses du Paris gay. « Comme dans l’ensemble du monde arabe, le hammam est un lieu de rencontres qui permet aux hommes de se rencontrer sans dire explicitement qu’ils sont homosexuels », relève Frédéric Martel, auteur du Rose et le Noir, essai sur les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil). Dans les années 1990, au plus fort de l’épidémie de sida, alors que les hauts lieux de la nuit gay fermaient les uns après les autres, le hammam de la Mosquée est resté un refuge qui paraissait sûr. Ces dernières années, la crainte du scandale et les protestations de quelques fidèles ont obligé la direction à réagir. « Nous avons lancé plusieurs avertissements en vain », justifie Slimane Nadour, porte-parole de la Mosquée. Aujourd’hui, les mariés viennent toujours prendre des photos dans le jardin, comme les blogueuses mode et les youtubeuses choisissent la Mosquée pour donner à leurs shootings un « effet Orient ».
Dalil Boubakeur n’a pas renoncé à adapter « sa » mosquée au monde moderne, comme si elle devait refléter une évolution de l’islam qu’il appelle de ses vœux. « C’est l’Occident qui mène le progrès, répète-t-il, et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » La Mosquée s’est ainsi ouverte à Internet et depuis juin à Twitter, soucieuse de partager sur les réseaux sociaux communiqués, discours ou conférences. Le recteur ignore en revanche l’avalanche d’insultes et de critiques qui circulent sur les forums. « Ma mère joue le rôle de chef de cabinet de mon père et le protège de tout ça », glisse son fils. Ni le recteur, ni son porte-parole, ni son directeur de cabinet n’ont ouvert Soumission « Nous ne lisons pas Houellebecq, après ce qu’il a dit sur notre religion. » Ils ignorent que c’est chez eux, en présence du recteur, qu’a lieu la séance imaginaire de conversion du héros, après la victoire d’un musulman à l’élection présidentielle de 2022. Dans la fiction de Houellebecq, le hammam a été spécialement ouvert aux hommes pour l’occasion. Une consécration pour la Grande Mosquée de Paris, devenue lieu de mémoire littéraire chez – dernier paradoxe – le plus célèbre romancier de l’identité française.

Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin

Supplément M Le Magazine, Le Monde, 14 octobre 2016