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04 septembre 2014

Le nœud coulant se resserre-t-il autour de l’Arabie Saoudite et du Qatar ? par Pierre Vermeren



Introduction :

Mes lecteurs et auditeurs connaissent bien l'historien Pierre Vermeren, souvent mon invité et dont plusieurs livres ont fait l'objet d'émissions. Il vient de me faire l'honneur d'écrire, en exclusivité pour le blog, cet article vraiment en phase avec l'actualité brûlante au Moyen-Orient, actualité dominée - après la guerre à Gaza - par le terrifiant "Califat" créé par l'EIIL en Irak.

J.C

L’irruption du califat islamique au Levant est attendue par les salafistes depuis l’abolition du califat ottoman en 1924. Quatre ou cinq générations d’idéologues et de militants salafistes ont espéré la restauration du califat, leur objectif ultime. Le califat ottoman était le dernier avatar du califat historique établi à la mort du Prophète Mahomet par les quatre premiers califes. N’ayant reçu de Mahomet aucune consigne politique ou étatique, ses compagnons, les salaf, ont inventé le califat, organisation d’un empire musulman global face au reste du monde.
Certes au XXe siècle, les Etats arabes et musulmans se sont fort bien accommodé du découpage territorial de l’ouma (la communauté des croyants) en Etats nations. Ni les militaires égyptiens, ni les monarchies du Golfe, ne veulent unifier leurs territoires et leurs richesses. Lorsque Nasser a tenté de fusionner l’Egypte avec la Syrie, le Yémen ou la Lybie au nom du nationalisme arabe, ils se sont enfuis !
Pourtant, du califat disparu est demeuré un vide, une angoisse, qu’aucun Etat n’est parvenu à combler : ni le califat du Maroc, dirigé par un sultan devenu roi ; ni l’Arabie Saoudite, créée à dessein en 1934 par les Saoud qui ont unifié le Nedj et le Hedjaz, berceau historique des Arabes et de l’islam ; ni aucun autre Etat sunnite.
Quelques années après sa naissance en 632, le califat s’est fragmenté entre chiites (partisan d’Ali) et sunnites (partisans de Mouawi). Chaque confession revendique l’orthodoxie. Mais les sunnites étant les plus nombreux, leur califat devient le principal Empire musulman médiéval, dirigé par un calife (khalifat), lieutenant de Dieu sur terre. La fonction, théoriquement élective, est pourvue par des dynasties. Les califats se succèdent, se morcellent, rivalisent, mais l’Empire musulman demeure. Il passe des mains des Arabes à celles des mamelouks, leurs mercenaires et esclaves instruits, qui s’emparent finalement du pouvoir. Les Turcs ottomans sont les derniers en date.
Depuis l’abolition par Atatürk, le vide de l’islam politique n’est que partiellement rempli par les Etats. L’absence de chef religieux suprême se fait sentir. Comment restaurer la puissance déchue de l’islam politique et du chef de l’orthodoxie ? Pour les salafistes, elle passe par la reconstruction morale, religieuse et intellectuelle de l’ouma. Un jeune instituteur égyptien, Hassan el Banna, crée en 1928 l’association des Frères musulmans, pour forger une armée de militants dont l’objectif final est de restaurer le califat. Une longue bataille commence.
Il faut « réislamiser » les musulmans pour faire advenir le califat, grâce à une avant-garde de guerriers prêts au martyre -sur le modèle d’un parti léniniste - chargé de construire un Etat ex-nihilo. Plusieurs tentatives ont eu lieu en Algérie, en Afghanistan, en Somalie, en Syrie, sur Internet (avec un califat online), en Egypte ; et maintenant en Irak. Il a fallu tour à tour détruire le colonialisme, le socialisme, le nationalisme arabe, les idéologies libérales, le mythe de l’Etat… et trouver des subsides.
L’Arabie Saoudite n’a pas oublié qu’elle est née sur les ruines du califat ottoman, et que l’incapacité des dignitaires sunnites à désigner un calife, en 1924 puis en 1925, lui a permis d’exister. Des années trente à la guerre du Golfe (1990-91), elle a été le principal bailleur de fonds mondial des Frères musulmans. Grâce à ses pétrodollars, le wahhabisme et les Frères musulmans se sont répandu avec émulation dans le monde sunnite. Jusqu’en France et au Maroc, où leurs adeptes sont bien en cours.
L’erreur historique qui a porté les Frères à soutenir Saddam Hussein contre les Saoud en 1990 a failli leur être fatale. Mais de nouveaux bailleurs sont apparus : Qatar, riches Saoudiens à leur compte, Koweitiens en mal de reconnaissance, émiratis, riches entrepreneurs  arabes du Moyen-Orient ou d’Europe etc. Depuis un quart de siècle, Frères, salafistes, prédicateurs wahhabites et activistes du djihad rongent leur frein. Bien qu’ayant perdu leurs guerres (sauf l’Afghanistan) et échoué à s’emparer d’un Etat, ils ont prospéré dans les villes et les zones grises à coups de martyres et d’audace organisationnelle. Pendant que les démocrates se réjouissaient, ils ont perçu le « printemps arabe » comme un signe envoyé par Dieu. Des foyers incandescents sont (r)allumés au Sahel, au Sahara, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, en Irak, en Palestine. L’Egypte a failli basculer, n’était-ce ses officiers.
Mais réseaux financiers et bailleurs de fonds sont aujourd’hui percés à jour par les services occidentaux. Le « soutien sans participation » et le blanc seing des monarchies du Golfe et des islamistes turcs est de plus en plus visible. Et le califat de l’EI, désormais sans frein ni maître, a passé les bornes de la sauvagerie : toute trace d’un passé pré-califal (minérale, humaine ou religieuse) est ciblée. Chiites, chrétiens d’Orient, Chinois, Russes, Américains, Israéliens, tous ont de solides raisons d’en finir avec cette armada.
Le danger est si grand que le grand mufti d’Arabie a dénoncé le péril pour l’islam. Car le diable est sorti de sa boîte, et seule la force l’y fera rentrer. Le danger est mortel pour les Etats qui ont joué les Frankenstein afin d’écarter le danger qui les menaçait en interne, justifier leur scandaleuse richesse, et se racheter une conduite en portant le fer chez les grands Etats arabes et les civilisations voisines, du Sahel à la Chine. Leur seule protection est le monde tel qu’il fonctionne depuis des décennies : mais que vaudra l’amitié corrompue des dirigeants et leaders occidentaux le jour où les capitaux du Golfe seront mis sous séquestre pour « terrorisme » ?
Pierre Vermeren, 
Professeur à Paris 1 en histoire du Monde arabe contemporain.