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29 juin 2014

Jean-Pierre Filiu : «Le danger d’un 11 Septembre européen est réel»



Interview

Jean-Pierre Filiu, de Sciences-Po, pointe la montée en puissance des intégristes de l’EIIL en Syrie.
Très bon connaisseur de la Syrie, Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences-Po Paris (1), est considéré comme un des meilleurs spécialistes d’Al-Qaeda.

Que signifie cette implication d’un jihadiste revenu de Syrie ?

Je crains que cela ne soit qu’un début. Depuis des mois, je mets en garde contre l’émergence d’un «jihadistan», aux confins de l’Irak et de la Syrie, sous l’égide d’Abou Bakr al-Baghdadi et de son Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Ce jihadistan est beaucoup plus dangereux que ne l’était l’Afghanistan taliban de 1996 à 2001, du fait de sa proximité avec l’Europe et de l’impossibilité de contrôler le flux des va-et-vient, notamment au travers de la Turquie. L’EILL ne combat plus le régime de Bachar al-Assad et peut donc se concentrer sur l’intégration des «volontaires» étrangers dans les groupes de combat. Ils servent souvent de chair à canon, mais ils sont aussi astreints à recruter des compatriotes et des amis via les réseaux sociaux, ce qui explique la progression exponentielle des départs vers la Syrie. Aujourd’hui, la radicalisation se fait moins par la fréquentation de sites jihadistes que par Facebook. Certains jihadistes sont aussi formés pour être opérationnels une fois de retour dans leur pays d’origine. D’où le risque croissant, dans un futur proche - on y est peut-être déjà -, d’autres attentats similaires en Europe.

Al-Badghadi est il le nouveau Ben Laden ?

Il veut en effet s’imposer comme le chef du jihad mondial et, donc, supplanter le successeur de Ben Laden, Ayman al-Zawahiri, à qui il a toujours refusé de prêter allégeance. Les groupes de combattants ou les cheikhs qui se rallient à lui sont de plus en plus nombreux au Moyen-Orient et au delà. Pour consolider son éviction d’Al-Zawahiri, Al-Baghdadi doit organiser un attentat majeur dans un pays occidental, ce dont Al-Qaeda a été incapable depuis une décennie. Barack Obama a affirmé la semaine dernière devant les cadets de West Point qu’un 11 Septembre n’est plus possible aux Etats-Unis. Il a probablement raison, d’autant que les jihadistes américains en Syrie ne sont qu’une poignée. En revanche, le danger d’un 11 Septembre européen est toujours plus réel. Al-Bagdhadi veut prendre en otages les musulmans européens, à la faveur d’un climat politique toujours plus dégradé, comme l’a montré lors des européennes la poussée d’un vote populiste et xénophobe. Il mise sur un engrenage de haine, voire des représailles de type raciste, pour accroître la radicalisation d’une partie des jeunes musulmans. L’Europe ne peut pas espérer être tranquille avec un volcan comme la Syrie à ses portes.

La clé du problème est-elle en Syrie ?

Sans aucun doute. Les programmes de prévention, comme ceux que vient de lancer la France, tout comme les mesures de contrôle vis-à-vis de ceux qui reviennent, ne sont que des palliatifs. Il faut prendre le mal à la racine, car le nombre des volontaires partant combattre en Syrie continue d’augmenter et le pire est à venir. L’inaction de la communauté internationale en Syrie a créé la situation actuelle où les intérêts stratégiques d’Al-Baghdadi - dont les jihadistes ne combattent que leurs anciens alliés révolutionnaires - et ceux de Bachar al-Assad - dont les sbires ne combattent plus les jihadistes - s’alimentent réciproquement. Le «boucher de Damas» se pose comme le rempart contre Al-Qaeda, avec le soutien des Russes et un écho croissant dans les opinions occidentales. Si, après avoir abandonné tacitement les Syriens luttant contre le régime, les Occidentaux les abandonnent ouvertement, le choc en retour sera terrible. Cela ne peut qu’alimenter la rhétorique de ces groupes et leur dénonciation de l’hypocrisie des Occidentaux. Combattre le jihadisme en envoyant des drones contre Al-Bagdhadi ne sera pas non plus efficace. Seule la coalition anti-Bachar lutte efficacement contre l’EIIL. Et seul un succès de la révolution syrienne peut nous prémunir face à ce danger qui monte.

(1) Dernier livre paru : «Je vous écris d’Alep», Denoël, 158 pp., 13,50 €.

Recueilli par Marc Semo

Libération, le 1er juin 2014