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18 mai 2014

Les Egyptiennes commencent à retirer leur voile



Quand la sonnette de l’appartement a retenti, cet après-midi d’hiver, Aya a mécaniquement plaqué son voile sur ses tempes avant d’ouvrir la porte. Sur le perron, Nada, sa meilleure amie, la plus conservatrice du groupe, était là à l’attendre tête nue, de longs cheveux d’ébène habillant ses épaules. «Toi?» lui a-t-elle lancé, tout étonnée de la voir sans foulard. «Pourquoi pas?», a rétorqué sa camarade d’université d’un ton espiègle, en lui faisant signe de la suivre dans les escaliers. Cet après-midi-là, elles avaient prévu de se rendre ensemble chez le coiffeur, avant d’aller fêter, entre copines, le mariage d’une amie commune dans l’intimité de son nouveau logis. Une fois assise dans le petit salon de coiffure pour dames du quartier, Aya a longuement cogité sous les effluves du sèche-cheveux. Puis, une fois ses boucles brunes parfaitement lissées, elle a timidement caressé sa chevelure avant de s’engouffrer dans la rue, le hijab noué autour de son sac.
«A cet instant précis, j’ai su que je ne le porterai plus jamais», confie la jeune femme, veste rouge et queue-de-cheval, en se remémorant la scène. Depuis, une dizaine de camarades lui ont emboîté le pas, inspirées par son audace comme elle avait pu l’être par celle de son amie. Une petite révolution dans cette Egypte pétrie de traditions patriarcales et religieuses, où plus de 80% des femmes portent le voile.

La tendance n’est pas nouvelle. Déjà, en 2006 et 2007, l’abandon du voile par la télé-prédicatrice Basma Wahba avait déclenché la colère des imams, autant qu’il avait suscité les applaudissements de nombreuses femmes. Et même si on est encore loin d’un phénomène de masse, ce nouveau sursaut anti-hijab porte une double empreinte particulièrement symbolique: celle de l’esprit de défiance hérité de la révolte contre Moubarak, en janvier 2011, et celle de l’anti-frérisme qui prévaut depuis que l’armée a chassé le président Morsi, en juillet 2013. «Les femmes se sont réveillées. Elles n’ont pas supporté de voir la religion instrumentalisée au profit de la politique. Pour beaucoup, retirer le voile est devenu une façon de dire non à un islam imposé d’en haut», observe l’activiste et juriste Leila Taka, tout en reconnaissant que «chaque histoire vécue a sa spécificité».

Son histoire, Aya, 21 ans, en parle autour d’un thé avec la même émotion que le jour de sa «déhijabisation». Elle est née à Tanta, au nord du Caire, d’un père médecin et d’une mère enseignante. Dans cette ville de province voilée de conservatisme, où la majorité des femmes sont couvertes, on ne badine pas avec les mœurs. «C’est mal vu de jouer avec un garçon, même de lui adresser la parole dans la rue», dit-elle. Le matin de ses 12 ans, considéré comme l’âge pubère, sa mère lui tend un foulard avant son départ pour l’école, en lui annonçant qu’elle doit désormais, selon la coutume, se «protéger des regards masculins». «J’en ai tellement pleuré. Je trouvais ça injuste d’être obligée de se voiler», se souvient-elle. «Et puis, au fil des années, j’ai fini par m’y habituer. C’est devenu un élément de mon identité», ajoute-t-elle.
En 2009, sa vie prend un nouveau tournant. Bonne élève, Aya est admise à l’Université américaine du Caire pour étudier l’ingénierie. Frileux, ses parents se résignent à la laisser s’installer dans la capitale, sous l’œil policier de son grand frère, également étudiant. Mais le vigilant chaperon est en fait le premier à céder aux sirènes de la liberté lorsque, deux ans plus tard, un vent de changement se met à souffler sur le Nil. A quelques encablures du fleuve, la place Tahrir se soulève contre l’injustice, la corruption, la tyrannie de Moubarak. Main dans la main, le frère et la sœur s’engouffrent dans la brèche. «Ce combat pour la liberté nous a tous inspirés. La rébellion contre le pouvoir s’était vite muée en rébellion contre la famille, contre les carcans sociaux, contre le foulard. Il y avait ce désir fou d’abattre tous les obstacles», raconte Aya.

Autour d’elle, ses amies se dévoilent les unes après les autres. Mais les réticences de sa mère, à qui elle confie son désir d’en faire autant, la retiennent: «Elle me disait: si tu retires ton foulard, tu n’es pas une vraie musulmane.» Et puis, il y avait aussi cette peur du regard des autres. «Je pensais que les filles strictement voilées, comme Nada, allaient me juger. Mais quand elle a fait sa mutation surprise, je me suis dit: si elle en est capable, alors moi aussi!»
Aujourd’hui, Aya ne se lasse pas de cette douce sensation de parcourir les rues encombrées du Caire, tel un électron libre dans une mer de foulards. Dans son pays, le paradoxe veut que, contrairement à la République islamique d’Iran, le hijab n’a jamais été obligatoire. Pourtant, il pullule depuis deux décennies sous des formes aussi diverses que fantaisistes: plaqué sur les tempes comme une cagoule, noué derrière la nuque, tressé autour du visage, coloré comme un tournesol… Sans oublier, pour les plus puritaines, ce niqab noir et imposant qui recouvre la totalité du visage à l’exception des yeux.

A l’origine de cette mode voilée amorcée dans les années 1970: le retour au pays des Egyptiens expatriés dans les pays du Golfe, la tête et les valises remplies de doctrine wah­habite. Plus tard, la réaction au conflit israélo-palestinien, l’après-11 septembre et l’invasion américaine en Afghanistan et en Irak ont accentué la tendance. Pour de nombreuses femmes, le voile devient un bouclier contre ce qui leur est présenté comme une guerre contre leur religion. A sa façon, Aya incarne la résistance de sa génération à cette poussée islamiste. Mais aussi à la politisation de la religion. «Sous Moubarak, le foulard était devenu un étendard, une sorte de porte-drapeau politique brandi par les Frères musulmans qui militaient contre le régime. Quand Morsi a remporté le scrutin présidentiel, beaucoup de jeunes ont craint qu’il ne devienne obligatoire», observe Adel Ramadan, de l’Egypt Initiative For Personal Rights. Ce qui explique, d’après lui, cette actuelle vague anti-foulard qui a commencé à déferler sous le règne – écourté – des Frères musulmans.

Rim, une jeune dévoilée de 22 ans, est d’un autre avis. Pour elle, le «phénomène est plus profond, il dépasse la simple réaction anti-confrérie». Son histoire est plutôt celle d’une quête d’identité, dont certains gourous cathodiques ont abusé. Dans la famille de Rim, le foulard n’a jamais été un must. Sa mère l’a mis sur le tard, par choix personnel. Sa sœur ne le porte pas. Paradoxe: sa décision de se voiler, en 2005, s’est faite en même temps que son déménagement en Irlande où son père, orthopédiste, avait été muté.
«J’étais une fille assez timide. J’avais l’impression qu’il me protégerait», dit-elle. Son départ coïncide également avec sa découverte d’Amr Khaled, un télé-prédicateur égyptien en vogue depuis le début des années 2000. Voix suave, belle gueule, cet ex-comptable ultra-charismatique a conquis le cœur de nombreuses Egyptiennes – et de Rim – à la vitesse de l’éclair. «En Irlande, grâce au satellite, je ne ratais aucune de ses émissions. Je me sentais très seule loin de mon pays. Il me rassurait. Il parlait de tous ces poètes et artistes qui avaient contribué à la culture islamique. Il évoquait le voile avec douceur. Il me rendait fière d’être musulmane. Quand il priait, à la fin de son show, je pleurais d’émotion», raconte-t-elle.
Rim s’interrompt. Dans ce café du centre-ville cairote, c’est la première fois qu’elle évoque son histoire. Le regard plongé dans son cappuccino, elle poursuit: «A l’école, en Irlande, je me sentais stigmatisée. Mes camarades de classe parlaient dans mon dos. Pour eux, j’étais la «fille voilée». Mais plus je me sentais exclue, plus je m’entêtais à garder mon foulard. C’était devenu un défi.»
Ce n’est qu’à son retour au Caire, à l’été 2009, que Rim prend conscience de son entêtement qui, selon elle, avait fini par la détourner de la «vraie religion»: «Je m’étais convaincue qu’il fallait être voilée pour être une vraie croyante, une bonne personne. Mais en fin de compte, le foulard n’a rien à voir avec la foi et la modestie prônée par la religion. En Egypte, j’ai rencontré des femmes voilées et hypocrites. J’ai également connu des non-voilées dont je me sentais beaucoup plus proche.»
Début 2010, après six mois d’hésitation, Rim finit par mettre son hijab au placard sous le regard interloqué de son entourage: «A l’université, certaines camarades me disaient: c’est le début de la débauche. D’autres tentaient de me résonner.» A l’inverse, elle connaît cinq filles qui l’ont retiré. De quoi l’encourager à assumer pleinement son choix. «Je me sens plus complète, plus épanouie», souffle la jeune femme, qui ose désormais les chemises à manches courtes.

Delphine Minoui
Le Temps (Suisse), 10 mai 2014