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03 avril 2014

Égypte : les Frères musulmans en voie d'extermination

Le général Al-Sissi

Plus d'un demi-millier d'islamistes ont été condamnés à mort, symbole de la politique d'éradication de la confrérie entreprise par l'armée égyptienne.  

Rarement un parti politique aura connu une si rapide déchéance. Il y a moins d'un an, les Frères musulmans étaient au sommet de l'Égypte. Vainqueur des premières législatives de l'ère post-Moubarak, puis de la première présidentielle démocratique jamais organisée en Égypte, le parti islamiste, interdit pendant 80 ans, régnait alors sans partage sur la scène politique. Neuf mois plus tard, le voici voué aux gémonies. Au moins 529 de ses partisans ont été condamnés à mort ce lundi par la justice, du jamais-vu en Égypte.
Les militants islamistes, tous partisans de l'ex-président Mohamed Morsi, sont jugés coupables des violences ayant provoqué la mort de deux policiers dans la province d'al-Minya, à 250 kilomètres au sud du Caire, le 14 août dernier. Le même jour, des centaines de Frères musulmans ont été froidement abattus dans l'assaut sanglant de la police contre la place Rabaa al-Adaweya, où ils manifestaient depuis le 3 juillet dernier et la destitution par l'armée du président islamiste Mohamed Morsi.

L'ex-président Morsi visé

Les condamnés ne sont toutefois pas près de passer sur l'échafaud. Tout d'abord, parce que la peine de mort doit encore être validée par le mufti, représentant de l'islam auprès de l'État. Ensuite et surtout, 376 condamnés étant en fuite, un autre procès pourrait avoir lieu. Et la chasse aux Frères entamée depuis juillet par l'armée égyptienne ne s'arrête pas là : dès mardi, 700 autres militants islamistes, dont l'ex-président Morsi, devront comparaître à leur tour pour des motifs similaires.

"Certains Frères musulmans se sont bien rendus coupables de violences après la levée du sit-in de Rabaa al-Adaweya", note Sarah Ben Nefissa, chercheuse à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) au Caire. "Mais il est indispensable de ramener ces faits au profond sentiment d'injustice ressenti par les islamistes qui, de fait, ont été animés par une volonté de révolte." Le 30 juin 2013, des millions d'Égyptiens descendent dans la rue contre l'ex-président Morsi, qu'ils accusent de s'être arrogé les pleins pouvoirs et d'avoir failli à résoudre la crise économique. Trois jours plus tard, l'armée du général Abdelfattah al-Sissi, excédé par l'influence grandissante des Frères musulmans au sein de l'appareil d'État, répond à "l'appel du peuple" et renverse Mohamed Morsi.
1 400 islamistes tués
Furieux contre ce qu'ils qualifient volontiers de "coup d'État" - un "coup de force populaire", ironiseront certains diplomates occidentaux -, des milliers d'islamistes manifestent depuis pour le retour de leur président "légitime", détenu dans un lieu secret. "Il y a eu des saisies d'armes, et des actes de violence ont été répertoriés", rappelle néanmoins Roland Lombardi, doctorant à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et analyste au JFC Conseil.
Après avoir tout d'abord toléré ces rassemblements majoritairement pacifiques, l'armée a lancé l'assaut. En neuf mois, plus de 1 400 militants islamistes ont été tués, des milliers emprisonnés. En décembre, les Frères musulmans, pourtant autorisés au lendemain de la révolution du 25 janvier, sont considérés comme une organisation "terroriste". Désormais, appartenir à la confrérie, participer à des manifestations ou posséder ses livres est passible de prison. 

Pire que sous Moubarak

Une véritable politique d'extermination de la confrérie, que même l'ex-président Hosni Moubarak n'avait osé mener. "L'ancien raïs était plus diplomate et s'employait à ménager la confrérie en lui laissant les activités sociales", note Roland Lombardi. C'est d'ailleurs grâce à ce vaste réseau d'aide que les Frères ont pu s'implanter durablement dans le pays et remporter haut la main le premier scrutin démocratique de l'ère post-Moubarak.
"Désormais, l'armée souhaite mettre les Frères musulmans à genoux, afin qu'ils n'aient plus aucune chance de revenir un jour au pouvoir", souligne Roland Lombardi. Outre les militants, presque tous les dirigeants de la confrérie risquent, eux aussi, la peine de mort. C'est le cas de son guide suprême, Mohammed Badie, ou de l'ex-président Mohamed Morsi en personne. Ce dernier est tout bonnement accusé d'espionnage, dans "la plus grande conspiration de l'histoire de l'Égypte", selon les mots du procureur. 

Vengeance des djihadistes

"Déterminé à liquider la confrérie, l'appareil sécuritaire égyptien souhaite faire des exemples pour dissuader les derniers manifestants", analyse la chercheuse Sarah Ben Nefissa. Si les Frères musulmans paraissent totalement désemparés, d'autres groupes islamistes, bien plus radicaux, ont déjà sonné la vengeance. La destitution de Mohamed Morsi en juillet s'est accompagnée d'une recrudescence des attentats contre l'armée et la police égyptiennes, dans la péninsule du Sinaï, mais aussi jusqu'au coeur du pouvoir, au Caire.
Leur auteur, le groupe djihadiste Ansar Beit al-Maqdess, dit agir en solidarité avec les Frères islamistes. "S'il n'existe aucun lien direct entre les deux organisations, les Frères musulmans ont toujours cultivé des contacts avec les djihadistes du Sinaï", indique Roland Lombardi. Mais la multiplication des attentats ne fait que conforter la rhétorique complotiste de l'armée égyptienne. 

Soutien des Égyptiens

Surtout que, au nom de la lutte contre le terrorisme, le nouveau pouvoir dirigé par les militaires s'en prend désormais à toute opinion discordante. En novembre dernier, les autorités du Caire ont instauré une nouvelle loi restreignant considérablement le droit de manifester tout en légitimant l'usage de la force. De quoi s'attaquer aux révolutionnaires laïques outrés par le retour en arrière enregistré par le pays. "Il est certain que le nouveau pouvoir compte en profiter pour maîtriser les laïques, mais il ne peut pas leur infliger la même répression qu'aux Frères musulmans, dont l'Occident s'est détourné", fait valoir Roland Lombardi.
Reste que l'implacable répression de l'armée est toujours soutenue par une majorité de la population égyptienne. "Les Égyptiens restent extrêmement attachés à leur appareil d'État et à l'armée, seuls à même de rétablir l'ordre mis en péril par l'année au pouvoir des Frères musulmans", analyse Sarah Ben Nefissa. Dans ces conditions, l'adoption en janvier à plus de 98 % de la nouvelle Constitution, renforçant les pouvoirs de l'armée, propulse le désormais maréchal al-Sissi en position idéale pour remporter la prochaine présidentielle. L'ultime pierre qui manque au rétablissement total du pouvoir des militaires, comme sous l'ancien régime. Les Frères musulmans en moins. 

Armin Arefi,

Le Point, 24 mars 2014