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08 novembre 2013

Tunisie: Une Foire du livre éclectique mais une fréquentation en baisse

Affiches à la foire du livre de Tunis
Photo tirée du compte Twitter de Yamina Thabet, voir ici


Ici une étude sur la sexualité des Tunisiennes, là un recueil de fatwas de cheikh Qaradaoui.
Au milieu d’un stand, le Mein Kampf d’Adolf Hitler est coincé entre Le Rouge et le Noir de Stendhal et le Robinson Crusoé de Defoe -le tout en arabe et classé dans la collection "les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale" (sic)- , à un mètre d’une méthode d’hébreu facile et d’"enquêtes" sur l’espionnage dans le monde aux couvertures collector.
Dans les allées de la Foire internationale du livre de Tunis (25 octobre - 3 novembre au Parc des expositions du Kram), la sélection est éclectique, à l’image des visiteurs: familles avec enfants et poussette, étudiants, retraités, femmes en débardeur ou en niqab, hommes en jean ou en djellaba.
"Je viens chaque année. Cette fois je cherche le Da Vinci Code et le dernier roman d’Amélie Nothomb", explique Meriem, une étudiante de 23 ans.
"Moi, je cherche tout à fait autre chose. Je suis plutôt islamiyat, tafsir", dit de son côté sa mère, Nadia, en référence aux livres d'exégèse islamique.
Aïcha, une enseignante de français, est venue avec son fils et son beau-père de Bizerte pour l’occasion.
"Je veux habituer mon fils à la lecture dès son plus jeune âge, d’autant plus qu’on n’a pas vraiment de culture du livre en Tunise", affirme-t-elle.
Avec la multiplication des livres pour enfants, les petits Tunisiens sont à la fête, et certains stands leur réservent des espaces de lecture.

Forte présence du religieux

Mais les ouvrages ont beau être variés, la forte présence de livres religieux irrite Leila Meddeb, une retraitée venue acheter les derniers Taoufik Ben Brik et Nizar Bahloul.
"Je suis déçue par le genre de livres. Ces gens qui écrivent sur ce qui se passe dans l’au-delà, ils y sont allés, peut-être? C’est du charlatanisme", tempête-t-elle.
Ironie du sort, Leila est venue avec une amie à la recherche, elle, d’un Coran "qui ne soit pas trop lourd pour que je puisse le lire dans mon lit, sans me faire mal au dos".
"La religion, c’est nouveau pour moi", s’excuse-t-elle presque, pendant que Leila roule des yeux.
La présence du religieux ne date pas de la révolution ou de l’arrivée des islamistes au pouvoir. Cela fait plusieurs années que les "Histoire des prophètes" et autres "Comment se repentir?" ont fait leur entrée en force à la Foire du livre.
Et les tiraillements atteignent parfois les exposants eux-mêmes.
Du stand de Kotobcom, qui vend quasi exclusivement des livres religieux, s’échappent ainsi toute la journée des chants religieux pour promouvoir un gadget aidant à apprendre le Coran. Au grand dam de l’un de ses voisins, que le bruit indispose. Après des négociations tendues, Kotobcom ne consent qu’à baisser le volume.

Une édition "médiocre"

Mais le principal problème des exposants reste la faible affluence. Malgré une réduction de 20% sur les livres, le nombre de visiteurs est faible, même en fin de semaine, et certains stands restent désespérément vides.
"Franchement, c’est incomparable (avec les années précédentes, ndlr). C’est peut-être dû à des raisons de sécurité", regrette Saïd Ghozzi, de la maison d’édition Sildar.
"La situation politique et sécuritaire a un impact, c’est sûr. Les gens se disent: je vais aller dans un endroit plein de monde, il y a des risques", renchérit Moez Fourti, des éditions Med Ali.
Un responsable d’Afrique Info distribution, qui préfère rester anonyme, explique n’avoir vendu vendredi et samedi que pour 1.500 dinars de livres, contre 8.000 dinars l’an dernier pour un seul jour de week-end.
"La Foire a lieu après le ramadan et deux Aïds. Il y a des gens qui n’ont même pas eu de quoi acheter un mouton, et vous voudriez qu’ils achètent des livres ? Vu la situation du pays, si quelqu’un a de l’argent, il ne le mettra pas dans des bouquins", dit-il.
Un exposant irakien, lui, dit sa colère contre les organisateurs de la Foire.
"Ils m’ont installé dans un coin où je suis entouré par des stands vides et où l’éclairage est mauvais. Depuis l’ouverture de la Foire, je n’ai vendu que pour 50 dollars de livres", assure-t-il, en jurant qu’il ne reviendra pas l’an prochain.
Tous les exposants interrogés par le HuffPost Maghreb déplorent que la Foire se tienne à l'automne et non plus au printemps, comme il y a quelques années, et jugent que la proximité du Salon international du livre d’Alger (31 octobre - 9 novembre) nuit à la Foire de Tunis.
"Ceux qui ont décidé des dates ne connaissent rien au livre", lance le responsable d’Afrique Info distribution.
Les années précédentes, des institutions universitaires ou encore la police et la Garde nationale venaient faire leurs achats à la Foire du livre, selon des exposants. Cette année, ils indiquent soit ne pas les avoir vues, soit qu'elles ont dépensé bien moins que d'habitude.
"Nos ventes ont baissé de 50% par rapport à l’an dernier", affirme Ihab Mohamed, du Centre des études de l’union arabe (Liban), en expliquant cette baisse en partie par la chute du dinar tunisien face au dollar, rendant les livres édités à l’étranger encore plus chers pour les Tunisiens.

Les livres tunisiens très demandés

Wided Ben Yahmed, des éditions Cérès, tente de relativiser.
"Le rythme est plus faible que d’habitude, mais ce n’est pas catastrophique et ça remonte le week-end", dit-elle.
Et bonne nouvelle selon elle, "les livres tunisiens sont très demandés".
"Quel que soit leur sujet, société, politique et même économie, ils sont très recherchés. Les plus demandés, ce sont ceux qui analysent la religion, surtout Youssef Seddik et Olfa Youssef", précise-t-elle.
Malgré les critiques, la Foire reste, estime-t-elle, un événement qui "met les livres à la disposition des Tunisiens". Et qui reste à ce titre indispensable.

Inès Bel Aïba,
Huffpost Maghreb, 29 octobre 2013