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02 novembre 2011

Tunisie : la fausse surprise islamiste, par Jacques Bennilouche

Meeting d'Ennahda

La dictature tunisienne qui a sévi durant plusieurs décennies a été contrainte, pour se défendre et perdurer, d’étouffer l’identité du peuple en favorisant l’émergence d’un système élitiste aux ordres du pouvoir, et en empêchant l’avènement de jeunes pousses capables de conduire les instances dirigeantes.

Perte d’identité

La révolution a donné au peuple tunisien la conscience de sa puissance sans lui rendre son identité perdue étouffée par l’ancien régime qui a fait de sa lutte contre les autorités religieuses son cheval de bataille. Dans le but d’asseoir un consensus difficile à imposer, les nouveaux dirigeants tunisiens n’avaient pas d’autre choix que de réveiller une identité islamique détruite par le président Bourguiba. Il avait décidé de s’affranchir d’un pouvoir religieux omniprésent qui freinait son élan vers le modernisme occidental auquel il était attaché par conviction et par intérêt. Pour le combattre et avoir les mains libres, il s’était résolu à marginaliser l’identité musulmane. Aujourd’hui, peu d’observateurs croient à l’émergence d’une autre identité qu’islamiste.
Le peuple tunisien a montré sa maturité en se rendant en masse aux urnes dans une totale discipline et apparemment en toute transparence pour des élections dont les résultats, pour la première fois, n’étaient pas connus d’avance. Les sept millions d’électeurs savaient qu’ils étaient investis d’une lourde responsabilité. On a raillé l’existence de 1517 listes présentées par une centaine de partis pour élire une Assemblée constituante, qui désignera un gouvernement provisoire dont la responsabilité suprême consistera à organiser les élections législatives et présidentielle. Ces élections ont prouvé que la conscience politique des tunisiens s’est éveillée.

La main de l’étranger

Les assurances données par le chef du parti islamiste, Ennahda, ne semblent pas convaincre car les réponses aux questions essentielles sont traduites en filigrane: instauration de la charia, maintien de la modernité pour la femme, retour à la polygamie et obligation du port du voile. Le risque est grand de voir le balancier de déplacer à l’autre  extrémité  politique dans une volonté de marquer les distances avec l’ère de Bourguiba. La main de l’étranger semble appuyer les nouvelles conceptions politiques en Tunisie.
Des bruits persistants font état de financements occultes de la campagne électorale par les dirigeants du Golfe au profit de la formation islamiste de Ghannouchi. D’autres concours ont permis l’émergence de partis non religieux. L’homme d’affaires Slim Riahi, qui a fait fortune en Libye, a mis ses millions à la disposition de l’Union Patriotique Libre située au centre de l’échiquier politique. En revanche, les fidèles de l’ancien régime n’ont pas désarmé et ils disposent de fonds occultes inépuisables. L’ancien chef du gouvernement provisoire, Caïd Essebsi, a annoncé dans une interview au New York Times son souhait de revenir aux affaires en tant que Premier ministre.

Profession de foi islamique

Il ne peut être exclu que la démocratie tunisienne soit en danger car les écrits de Rached Ghannouchi, publiés en 1993, restent et ils suscitent l’inquiétude du monde occidental:
«L’apostasie est le reniement de l’islam après qu’on l’a embrassé de plein gré; un reniement, ou les formes lui ressemblant, des constantes de l’islam, tels ses dogmes, ses charia et ses rituels (...). Des versets du Coran ont énoncé à plusieurs endroits le caractère affreux de ce crime, et menacé quiconque s’en rend coupable du plus atroce des supplices (...). Quant à la tradition, la sunna, elle a exigé la mise à mort : Tuez quiconque change de religion», (Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’État islamique, Centre d’Études de l’Unité Arabe, Beyrouth, 1993, p. 48).
Le parti islamiste tient à ce que la charia soit la source principale de la législation:
«Comment ne pas stipuler l’islamité d’un chef de l’État, dont la tâche essentielle est d’accomplir la religion, d’orienter la politique de l’État dans les limites de l’islam, d’éduquer l’Oumma selon l’islam, d’être son imam pour la prière, de la prêcher ex cathedra, et d’être pour elle l’exemple à imiter? (...) Il est à noter que la plupart des constitutions arabes, y compris la constitution tunisienne, ont stipulé l’islamité du chef de l’État, il s’agit en effet d’une stipulation abusive et vide de contenu, tant que ces constitutions ne contiennent pas d’articles imposant la charia comme source principale de toute législation.»
Ghannouchi a été très précis dans sa conception de la laïcité. Il avait répondu en 1989 à une interview à un quotidien algérien:
«La société islamique est fondée sur l’interprétation des valeurs organisant la vie des individus et des communautés. De plus, elle organise le côté spirituel de ces derniers. C’est pourquoi on ne saurait concevoir de société islamique laïque, ou de musulman laïc que si ce n’est en renonçant à ce qui est essentiel en islam. Car la foi en Dieu n’est pas essentielle en islam; l’essentiel, c’est la foi en l’unicité de Dieu. Par conséquent, toute législation qui s’inspire d’autres sources pourrait porter atteinte à cette unicité. Une société ne saurait être islamique qu’à condition de ne pas être laïque et d’accepter l’unicité de Dieu.»

Un enseignement réformé

Le chef du parti Ennahda a des idées très arrêtées sur l’enseignement, et en particulier sur l’enseignement de la philosophie. Dans «la génération perdue», il réfute le choix des textes d’Averroès et d’Avicenne, qui pour lui sont des «éléments de sabotage et de destruction dans le domaine psychologique et social». Il préconise  la philosophie des chefs islamistes contemporains comme Sayyed Qotb. Ce maître à penser des djihadistes et d’Al-Qaida estime légal de déclencher le djihad à l'encontre d'un État non musulman à partir du moment où cet «État fait barrage à la diffusion de l'islam sur son territoire. La paix n'est envisageable avec les pays de la terre d'infidélité (Dar el kufr) seulement si ceux-ci laissent le champ libre aux musulmans pour construire des mosquées, des écoles islamiques et la création de médias destinés au prosélytisme (Dawa)».
Dans ses rapports avec les chrétiens et les juifs, sa position restait sans nuance. Il avait condamné la visite du Pape Jean Paul II, en Tunisie en Avril 1996:
«Ce qui me transperce le cœur autant que le cœur de tout tunisien, c’est que la visite du chef de l’église catholique coïncide avec la réception du représentant commercial de l’entité sioniste à Tunis; que comprennent les tunisiens de tout cela? Peuvent-ils chasser de leurs esprits qu’il y a une invasion croisée et sioniste de leur pays?»
Les intellectuels comme Lafif Lakhdar qui défendent Ghannouchi tentent d’expliquer qu’il s’agit plutôt d’un modéré qui ne croit pas à ce qu’il écrit; que ses textes sont à l’opposé de sa conception de l’islam, puisqu’il souhaite introduire les principes démocratiques dans la pensée islamique; et qu’il tient à ce que la politique en islam soit laïque. Ils rejoignent ainsi la position de Tariq Ramadan qui use d’un double langage selon qu’il s’adresse aux musulmans ou à l’opinion  occidentale.
Nous nous posions la question en juin 2011 de savoir s’il pouvait exister une identité tunisienne autre qu’islamiste. Il semble que le résultat des élections apporte des indications précises. 

Jacques Benilouche
SlateAfrique.fr, le 25 octobre 2011

Nota de Jean Corcos :
Il est bon, pour se faire une idée, de lire et d'entendre des points de vue différents ... Hier je publiais une interview du bras droit de Rached Ghannouchi, tendant à vraiment croire qu'Ennahda était devenu un véritable "parti islamiste modéré", comme se plait à le présenter la presse occidentale. Plus méfiant, Jacques Benillouche - lui même d'origine tunisienne - rappelle la tradition de dissimulation ("Takya") dans cette mouvance, et surtout combien le même Ghannouchi était radical il y a une vingtaine d'années. Il souligne aussi - et avouons que nous avons été nombreux à ne pas le voir - la prégnance profonde de l'Islam dans la société tunisienne, en contraste avec l'image que voulaient en donner Bourguiba, puis Ben Ali.