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13 mars 2012

Théâtre d’ombres : la poudrière moyen-orientale, entre jeux de rôles et engrenage fatidique (2/2)



 
La réactivation de la polarisation chiite-sunnite

Le dilemme étant loin d’être tranché, le théâtre d’ombres diplomatique continue. Un peu comme dans le Macbeth de Shakespeare : dans la première scène, les trois sorcières annoncent au prince noir qu’il sera roi à la place du roi. En attendant que le futur régicide ne commette l’irréparable pour accomplir la prophétie, les acteurs prolongent la comédie, chacun espérant échapper à son destin. L’effet de ces jeux de scène est loin d’être sans importance : il se traduit par une spectaculaire réactivation de la traditionnelle ligne de partage du monde arabo-musulman entre chiites et sunnites. La vieille polémique autour des héritiers du prophète qui a régulièrement servi de terreau à des bains de sang dans l’histoire, comme lors de la guerre Iran-Irak, avait relâché son emprise sur la région dans le courant des années 2000.
Certes, la désintégration politique de l’Irak a démenti les prévisions américaines : l’opposition entre sunnites et chiites dépasse de loin le sentiment national, surtout dans des nations de création relativement récente comme l’Irak. Inversement, on avait vu, pendant cette période, la Russie se prendre à rêver de transcender la frontière invisible. La “Sainte Russie” se voulait aussi “grand pays musulman” et, tout en étant alliée de l’Iran chiite, courtisait, via le marché de l’armement, l’Arabie saoudite, proclamée commandeur de tous les sunnites. “Depuis, les révoltes et insurrections survenues dans une partie du monde arabe, avec en toile de fond les rivalités entre sunnites et chiites, ont mis en effervescence le grand Moyen-Orient, analyse Jean-Sylvestre Mongrenier. Plus largement, une grande alliance sunnite s’esquisse, Turquie incluse, et la diplomatie russe est conduite à se replier sur les régimes iranien et syrien.”
C’est de cette manière que le phénomène de polarisation s’auto-alimente : en soutenant coûte que coûte l’Iran et la Syrie, tenue par une minorité alaouite proche du chiisme traditionnel, la Russie et derrière elle, la Chine, fragilisent leur image et leurs positions dans l’ensemble de la région. De l’autre côté de la barrière, on voit une alliance objective presque contre nature s’opérer entre l’Occident, Israël et une partie du monde arabe sunnite. Même le Hamas palestinien, dernier allié sunnite de l’Iran, mais travaillé au corps par le Qatar et l’Arabie saoudite, serait sur le point de revenir dans sa communauté d’origine.

Le rôle clé du couple russo-chinois

Le rapport de force qui va sortir de ce redéploiement conditionne le degré de pression que subira l’Iran à l’avenir. La solidité, la fragilité, estiment désormais certains analystes du couple russo-chinois, est un élément déterminant pour la suite des événements. La Russie soutient l’Iran, directement en tant qu’allié stratégique sur l’énergie et le militaire, et indirectement en appuyant la Syrie qui représente pour l’Iran la capacité à guider le Hezbollah, son bras armé implanté au Liban. Que cet appui faiblisse et l’Iran en serait fortement affecté. Les indicateurs comme le cours officiel du rial iranien en dollars, déjà divisé par deux en six mois, se mettraient à s’affoler.
C’est ce qui est en jeu. Au début, on pouvait parler d’une petite famille. Les cinq Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont commencé par s’opposer unanimement aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU visant à condamner le régime syrien. Au dernier recensement, le vote de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU du 4 février dernier condamnant le régime iranien, ils n’étaient plus que deux, Chine et Russie, à s’accorder sur le veto. Pour combien de temps ? La Chine a déjà commencé à réduire ses achats de pétrole à l’Iran dans le cadre d’une gestion de risque de ses approvisionnements et s’inquiète de la mise en péril de ses intérêts diplomatiques et économiques dans la région. “En soutenant Bachar de cette manière, la Russie est en train de se couper d’une façon très impressionnante du reste du monde arabe”, estime François Heisbourg, de retour du Golfe.
“C’est du jamais vu et la Russie doit s’attendre à payer un prix économique, pas seulement politique, dans l’ensemble de la région.” Les Chinois eux-mêmes se retrouvent très embarrassés juge l’expert. “Il ont tendance à suivre les Russes dans ce type d’opposition au bloc occidental, mais les dégâts en cours leur paraissent trop importants, et les signaux qu’ils envoient traduisent leur volonté de faire autrement.” La Chine et la Russie ne tiennent pas particulièrement à un Iran nucléaire. Mais l’idée que cette nucléarisation se fasse contre les intérêts occidentaux avant tout n’est pas pour leur déplaire. C’est le jeu que l’un et l’autre ont joué jusqu’à présent et qui touche aujourd’hui ses limites.

L’inconnue syrienne

L’autre inconnue majeure, c’est l’évolution interne de la Syrie. L’Occident se réjouirait du coup dur que représenterait pour l’Iran la perte son “dernier allié dans le monde arabe”. En même temps, le bloc allié au monde sunnite du Golfe occidental semble hésiter à jouer à fond la carte de la déstabilisation, faute encore une fois de pouvoir évaluer les conséquences d’un effondrement du régime syrien. La Syrie, dirigée par la minorité alaouite du président Assad, est tenue par une petite caste de quelques milliers de personnes. “Cela n’est en rien comparable avec l’Iran où le pouvoir est polycentrique, commente Thierry de Montbrial, la continuité du régime s’exprime en termes de survie d’un tout petit groupe. En Iran, l’évolution du régime a plus de chances de se passer à l’intérieur du système lui-même, entre conservateurs modérés et réformistes.” Il en ressort une plus grande incertitude, si c’était encore possible.
“D’un côté, l’Europe et les États-Unis réclament des sanctions, mais en même temps on craint la guerre civile”, poursuit Thierry de Montbrial. Les minorités, chrétiennes en particulier, sont contre la déstabilisation (voir les résultats du référendum en faveur de la nouvelle Constitution proposée par Bachar El Assad où elles sont allées massivement voter), craignant de subir le sort des chrétiens d’Irak dont les deux tiers ont été éliminés ou ont dû s’exiler. La question syrienne sera certainement tranchée par les Syriens eux-mêmes et d’une manière concrète en fonction de l’attitude de l’armée. “Celle-ci a été loyale au régime jusqu’à présent, jusqu’à quand ? Ses intérêts sont très liés à ceux du régime et là il y a un immense point d’interrogation.” “Si Bachar tombe, on ne peut pas prévoir si suivra une guerre civile ou une relève ordonnée”, conclut le spécialiste.

Prudence obligée

Mis en face de ces parties non encore écrites de la pièce, l’Occident a intérêt à poursuivre dans le registre de la plus grande prudence. Le jeu de rôle plus ou moins concerté du gentil flic et du méchant flic a donné certains résultats. En faisant mine de vouloir retenir Israël, les États-Unis peuvent augmenter la pression sur l’Iran économiquement affaibli. Surtout, en Europe, la menace israélienne a été un argument efficace pour regrouper les troupes. La France et la Grande-Bretagne ont trouvé leur compte dans les menaces israéliennes qui ont facilité grandement la mobilisation de leurs partenaires européens sur les mesures d’embargo à l’égard de l’Iran, désormais entravé dans son commerce extérieur et dans la capacité de sa Banque centrale à mobiliser des devises.
La prudence s’impose également vis-à-vis des pays arabes déstabilisés par les révolutions du printemps dernier. “L’ensemble des pays arabes constitue le flanc sud de l’Europe, lequel se trouve aujourd’hui d’une manière générale dans un haut degré de déstabilisation”, rappelle Thierry de Montbrial. Les nouveaux régimes qui s’établissent en Égypte ou en Libye ne sont ni amis, ni ennemis, mais ils pourraient le devenir. Une raison supplémentaire de poursuivre le drame sans basculer dans la tragédie.

Jacques Secondi
Le Nouvel Economiste, 1er mars 2012