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05 mars 2012

L'islam n'est pas l'islamisme, par Abdelwahab Meddeb (1/2)

Introduction :
Le site tunisien "leaders.tn" est devenu un des médias d'opposition les plus solides en Tunisie, ouvrant ses colonnes aux élites intellectuelles. Parmi elles, l'écrivain et penseur franco-tunisien Abdelwahab Meddeb, souvent cité dans mon blog et ancien invité de "Rencontre". Dans un long article, il oppose islam et islamisme, une réflexion récurrente chez l'auteur de "La maladie de l'islam" (Editions du Seuil). Comme ce papier est assez long, je le publie en deux parties ... bonne lecture !
J.C 
Ce qui triomphe aujourd’hui en islam, c’est la politique. Or il s’agit de la partie la plus pauvre et la moins adaptée au siècle. D’autant plus que cette visée politique s’appuie sur un dispositif juridique éculé. C’est cette part pauvre qui mobilise les énergies. Par le recours à des normes qui structurent une humanité d’un autre âge, les islamistes imposent une identité alternative à celle, d’origine occidentale, qui est assimilée à notre siècle. C’est comme si les militants islamistes voulaient faire du sujet islamique un être intempestif et anachronique. Or, ces deux attributs confirment l’inscription du projet islamiste dans une logique nihiliste. De fait, l’islamiste nie les valeurs de la modernité, celles qui construisent l’individu autour de la liberté et de l’égalité, sans distinguer entre le sexe, le genre, l’ethnie, la croyance. Et le propre du nihiliste est de vouloir imposer son projet par la violence.
C’est à ce défi que sont confrontées les sociétés arabes aujourd’hui, après avoir brisé en l’an 2011 le sceau qui les empêchait d’agir. Et ceux-là même qui ont enclenché le processus révolutionnaire se trouvent dépités. Car ils ont agi selon les principes du droit naturel par les moyens de la résistance et de la désobéissance civiles, loin de la référence religieuse. Au nom de la liberté, de la dignité, de l’égalité et par la non-violence,  ils ont abattu des systèmes politiques arbitraires, corrompus, iniques. Ensuite, après plusieurs mois de gouvernement transitoire, le passage par les urnes a révélé l’hégémonie islamiste partout, en Egypte, en Tunisie mais aussi au Maroc. C’est le choc de découvrir à nu les pays réels.

Or, le pays réel est islamique et non islamiste. Toute la nuance est là. Pourquoi la référence islamique à laquelle les peuples s’arcboutent a-t-elle été rabattue sur l’islamisme, c’est-à-dire sur la part la plus pauvre de l’islam? Affinons encore les contours de l’islamisme. Par lui, se confirme la clôture qu’a connue l’islam à l’époque médiévale, celle qui a substitué à la controverse théologique le contrôle de la société par le culte et la norme. Cette politique a produit une censure sociale qui a instauré un ordre moral empêchant l’avènement d’un sujet jouissant de la liberté. Mais même ce système coercitif demeurait utopique. La société ne s’y conformait pas. Elle rusait pour s’assumer comme organisme mû par l’élan vital. Elle savait aménager les espaces de la transgression pour échapper à la contrainte de l’autorité théologique et politique. Il suffit de lire les Mille et une nuits pour s’en convaincre. Et l’islamiste d’aujourd’hui rêve de concrétiser dans le réel ce que l’histoire a révélé comme irréalisable. Il est vrai que sans l’argent du pétrole, l’islamisme n’aurait pas eu les moyens de sa politique. L’argent arabique arrose en effet cette idéologie dans sa double version, soft avec les mouvances qui émanent des Frères Musulmans, hard avec ceux qui se sont appellés salafistes et qui ne sont, en vérité, que des wahhabites purs et durs. Leur propagande transmise par les télévisions satellitaires a corrompu le sens commun islamique jusque dans des pays où la sécularisation est avancée, comme la Tunisie.

Pourtant l’islam auquel les sociétés en question se sentent profondément fidèles, cet islam n’a pas à être cédé aux islamistes et à leur interprétation réductrice. Nous n’avons pas à laisser cette référence symbolique et imaginaire aux nihilistes. Ceux-ci l’utilisent comme réponse à la crise des valeurs que connaît le monde. Ils croient trouver dans l’islamisme l’antidote à la ruine de l’humanisme et au soupçon qui corrompt l’universalisme. C’est au bord de ce désastre que l’islamisme agit comme nihilisme. Son action militante est favorisée par l’impunité dont jouit  la finance internationale qui a su imposer sa vision de la mondialisation.

Il est de notre devoir de dénoncer dans le projet islamiste une supercherie. Et une politique inefficiente. Le salut des sociétés qui tiennent à leur référence islamique ne viendra pas du nihilisme islamiste. D’ailleurs, certaines tendances islamistes le pressentent. C’est la raison pour laquelle leurs inspirateursabandonnent leur prétention idéologique et entrent davantage dans la logique de la technique politique qui consacre le pragmatisme. Ce qui les conduit à procéder à nombre d’accommodements sinon de palinodies. Cette adaptation au réel, au prix de l’infidélité aux principes, n’est pas seulement éclairée par le double discours et par le recours à la tactique afin d’atteindre un but stratégique. On peut en effet y voir la possible mutation de l’islamisme en démocratie islamique. N’a-t-on pas évoqué le tropisme turc dans le contexte du “printemps arabe”?

Il est vrai que le discours d’Erdogan à l’adresse des protagonistes du Caire, de Tunis, de Tripoli, ne comporte pas la moindre ambiguïté. C’est bien lui qui a insisté sur la nécessité de ne point mêler religion et politique. C’est encore lui qui a situé le respect de l’altérité au centre de la cité démocratique. Et c’est toujours le même qui a affirmé que, lui, musulman profondément pieux, pratiquant scrupuleux, fier de sa foi et de sa culture, en tant qu’homme politique, sert un Etat laïque qui maintient une égale distance à l’égard de toutes les croyances.
Certes, un tel discours a été rejeté par les Frères musulmans en Egypte. Il a été renvoyé à la spécificité de la situation turque, toujours soumise à l’Etat laïc construit par Ataturk. Mais la portée d’un tel message est indéniable, dans les contextes tunisien et marocain. Nous n’avons pas à mettre en doute la sincérité de ce discours. Nous le bornerons simplement par deux remarques destinées à maintenir vive notre vigilance dans l’espérance. Nous attendons d’abord que l’AKP d’Erdogan passe l’épreuve de l’alternance pour que soit confirmée sans conteste la mue de l’islamisme en démocratie islamique. Et nous savons ensuite qu’à force de simuler la démocratie, on peut un jour se découvrir authentique démocrate… Cela me rappelle la chute du fragment de Blaise Pascal sur le pari : fais comme si tu étais croyant, tu finiras par l’être vraiment.

Mais, dans ce passage éventuel de l’islamisme à la démocratie islamique, la contrainte de la norme résistera. Le moralisme ne sera pas évité même si l’on se dégage des rets de la loi religieuse, comme c’est le cas en Turquie et comme cela pourrait l’être dans le futur immédiat de la Tunisie. Je crains que la loi religieuse ne soit réintroduite dans la société par la coutume. Cela ne peut que porter atteinte à la liberté et en restreindre le champ d’application. Les conditions de cohabitation entre séculiers et religieux, laïcs et islamistes, pratiquants et négligents, dogmatiques et penseurs libres, prudes et libertins risquent d’être troublées par un conservatisme qui ne peut que brider la liberté des moeurs.Et ce n’est pas par un tel moralisme élémentaire et médiocre qu’on restaurera les valeurs de l’humanisme et de l’universalisme en crise. 

Abdelwahab Meddeb
Site "Leaders.tn", 24 janvier 2012