Rechercher dans ce blog

13 septembre 2011

Et si la révolution égyptienne avait en fait bénéficié aux fondamentalistes religieux les plus radicaux ?


MANSOURA, Égypte

- À Mansoura, grande ville du fertile delta du Nil qui s’étend à 145 km au nord du Caire, dans le quartier général flambant neuf du parti Al-Nour, dont le bail a été signé la semaine dernière, les chaises encore emballées dans leurs housses de plastique sont empilées contre les murs vert-jaune.
Assis dans la salle de conférences, Sherif Taha Hassan, porte-parole de la branche locale de ce parti islamiste ultraconservateur, rayonne tandis que nous discutons des chances de succès d’Al-Nour lors des premières élections législatives égyptiennes post-révolution, provisoirement prévues à l’automne 2011.
«La société égyptienne compte une très vaste base salafiste. Quand les gens auront découvert les objectifs du parti et sa référence [islamique], il viendront grossir ses rangs», affirme Hassan avec un large sourire.

Les salafistes veulent leur part du gâteau politique

Avant la révolution égyptienne du printemps dernier, les salafistes, adeptes d’une approche fondamentaliste de l’islam influencée par l’Arabie saoudite, évitaient la politique. Ils affirmaient que la démocratie était contraire à l’islam et que les musulmans avaient le devoir de suivre les dirigeants de leur pays, quand bien même ils seraient dictatoriaux. En échange de leur position apolitique, leurs cheikhs (les chefs religieux) jouissaient d’une grande influence dans le discours religieux égyptien.
Aujourd’hui, les ultraconservateurs figurent parmi les nombreux groupes disparates qui se démènent pour obtenir leur part du gâteau politique. La poignée de partis religieux comme Al-Nour ne se contentent pas de s’appuyer sur leur popularité dans les mosquées et à la télé, ils ont aussi entamé de vigoureuses campagnes dans les villes comme dans le monde rural.
Aujourd’hui, Al-Nour imprime des prospectus bleus et brillants, produit des affiches peintes à la main, organise des meetings dans les communautés pour informer les gens de leurs droits et met au point des équipes médicales de volontaires, qui vont dans les villages soigner les pauvres  Le parti subventionne des pharmacies qui proposent des médicaments sur ordonnance à prix réduits arborant le logo d’Al-Nour.
Premiers salafistes d’Égypte à s’inscrire officiellement en tant que parti politique, Al-Nour a déjà ouvert des bureaux dans 15 des 27 gouvernorats du pays, ce qui est loin d’être le cas pour la plupart des partis libéraux débutants, encore inquiets à l’idée d’organiser des campagnes efficaces à l’échelle nationale avant les élections.
Hassan, d’un autre côté, ne semble pas douter de sa capacité à attirer des électeurs dans un temps limité. Cet homme replet et barbu, vêtu d’un costume gris luisant, travaille 24 heures sur 24 depuis le mois de juin, quand Al-Nour a commencé à récolter les 5.000 signatures nécessaires pour former un parti.
«En venant signer, des gens donnaient même de l’argent», se félicite-t-il.

«L’authenticité islamique» 

Le salafisme n’est pas une idéologie homogène menée par un leader unique; c’est un vaste mouvement conservateur qui inclut certaines visions des plus extrémistes. Les salafistes aspirent à imiter les compagnons du VIIe siècle du prophète Mahomet, les salaf.
En Égypte, la plupart des écoles de pensée salafistes sont influentes dans certaines zones géographiques particulières —Al-Nour à Alexandrie, Al-Fadila (Vertu) au Caire, par exemple— et la possibilité d’alliances entre différents cheikhs de tout le pays, apportant des supporters à leurs campagnes mutuelles, pourrait bien aider tous les salafistes le jour du scrutin.
La plupart des salafistes tentant de former des partis politiques sont pour l’instant restés neutres sur les sujets controversés, mais certains cheikhs salafistes ont fait des déclarations sans ambages aux médias égyptiens, critiquant l’éventualité de l’élection d’un président chrétien et le droit des femmes à accéder à des postes de pouvoir.
Dans le sud de l’Égypte, la nomination d’un gouverneur chrétien à Qena a déclenché plusieurs jours de violentes manifestations qui ont bloqué des lignes ferroviaires et terrorisé la minorité chrétienne locale. De nombreux chrétiens ont été blessés, un homme a eu l’oreille coupée dans une tentative d’imposer un «châtiment islamique» —faisant ainsi la preuve que certaines sectes salafistes peuvent devenir des forces dangereuses avec lesquelles il va falloir compter.
Quel que soit leur nombre, la présence de partis fondamentalistes décidés à se faire entendre dans le prochain Parlement, qui aura pour tâche de sélectionner les 100 membres du conseil qui devront écrire la nouvelle Constitution égyptienne, pourrait bien affecter les débats sur les politiques d’un pays déjà conservateur:
«Les salafistes pourraient pousser le débat parlementaire un peu plus vers la droite en se réclamant de "l’authenticité islamique", en prétendant qu’ils représentent la voix véritable de l’islam, craint Shadi Hamid, directeur de recherches au Brookings Doha Center. 
Une fois que la discussion tourne à la religion et aux textes [religieux], les salafistes sont en très bonne position pour remporter la main. C’est ça le danger —même si les salafistes ne représentent pas beaucoup d’Égyptiens, leur capacité à cadrer les contours du débat leur donne une influence disproportionnée.»
Et c’est tout particulièrement vrai dans le domaine des droits des femmes et des lois sur la vente et la consommation d’alcool. «Les gens vont avoir peur d’être taxés de mauvais musulmans.»
Dans sa clinique de rhumatologie de la ville côtière d’Alexandrie, le coordinateur pédagogique du parti Al-Nour, Yousry Hammad, tente d’expliquer la différence entre l’adhésion du groupe aux interprétations fondamentalistes des textes religieux et les politiques qu’il mettrait en place.
Si Hammad correspond tout à fait au stéréotype d’un ultraconservateur, avec sa longue barbe et ses manières solennelles, il a amené avec lui Tarek Shaalan, membre imberbe du parti qui parle anglais, pour notre entretien. Qui devient très rapidement une danse imprécise où les deux hommes se démènent pour appliquer à la politique des affaires quotidiennes ce qui était autrefois un discours uniquement destiné aux affaires religieuses.
Les deux hommes insistent sur le fait que si Al-Nour accède au pouvoir, nul ne sera légalement contraint d’obéir à son interprétation des lois religieuses, mais que le parti introduira en Égypte l’interprétation correcte de l’islam —ce qui, selon eux, a été ignoré par des décennies de dictateurs laïques. Ils affirment par exemple que personne ne sera forcé à porter le niqab ni même le voile, mais qu’à la place, ils se contenteront de promouvoir «le costume traditionnel égyptien».
À ce moment-là, Shaalan intervient pour m’éclairer sur un point de l’histoire de son pays:
«Saviez-vous qu’avant 1919, toutes les femmes en Égypte étaient voilées? Les chrétiennes, les juives et les musulmanes?»
Le voile, m’explique Shaalan, œuvre en réalité pour les droits de la femme, car ainsi les belles femmes sont mieux traitées. En revêtant le hijab et des vêtements larges, une femme garde sa beauté pour son mari et envoie un message de respect d’elle-même:
«Sa tenue n’a pas besoin d’être suggestive ni —pardon d’utiliser ce mot— sexy, pour que les gens la respectent ou la traitent d’une façon particulière», explique Shaalan, à la fois à moi et à la jeune interprète égyptienne non voilée avec qui je travaille.
«Pensez-vous que la même règle s’applique aux hommes?», lui demandé-je.
Shaalan bégaie:
«On ne traite pas les hommes différemment vous savez. Elle ne va pas traiter les hommes de manière différente parce qu’un homme est très beau, mais pour les hommes, ça arrive», tente-t-il avant de glousser nerveusement.
Nous nous tortillons tous, gênés, tandis que les deux hommes essaient de faire coller des principes religieux à la réalité de la vie quotidienne.
Hammad, Shaalan et moi passons au sujet du droit islamique. À terme, concède Hammad, le parti Al-Nour tentera d’appliquer la totalité de son interprétation fondamentaliste de l’islam, y compris des châtiments archaïques comme la lapidation des adultères et l’amputation des mains des voleurs.
«Mais cela se fera graduellement. Si je deviens le président de l’Égypte, je ne vais pas venir vous couper la main du jour au lendemain», me confie Hammad.
D’abord, le parti Al-Nour envisage de régler les problèmes de disparité économique du pays, de réduire les facteurs derrière les crimes en question, et puis ensuite, alors oui, il passera aux châtiments.
Et même si les réponses des membres du parti peuvent paraître tirées par les cheveux, la majorité des Égyptiens semble y adhérer. La plupart des femmes du pays sont déjà voilées. Selon un sondage d’avril 2011 du Pew Research Center, 62% des Égyptiens pensent que «la loi devrait suivre strictement les enseignements du Coran». C’est un parfait résumé du programme d’Al-Nour. Reste à voir si les Égyptiens qui approuvent une stricte religiosité de principe vont élire un parti dont le principal thème de campagne implique de transformer ces attitudes en loi.

Sur les traces des Frères musulmans?

Avant que les Égyptiens ne descendent dans la rue renverser l’ancien président Hosni Moubarak, la seule possibilité de mettre un bulletin religieux dans l’urne consistait à voter pour les Frères musulmans, qui se présentaient sous une étiquette indépendante lors des élections législatives égyptiennes.
Malgré les tentatives du régime de restreindre leur participation à la vie politique en interdisant les partis religieux, c’était le mouvement islamiste le mieux organisé du pays. Aujourd’hui, les Frères musulmans se sont déplacés vers le centre et montrent des signes de dissensions: certains membres font sécession et fondent leurs propres partis politiques. L’émergence de partis salafistes a brisé le monopole des Frères musulmans sur le vote religieux et créé une ouverture pour des visions plus fondamentalistes.
Si se lancer en politique peut tempérer les tendances extrémistes, il est aussi possible que cela pousse les salafistes à exprimer des visions encore plus radicales.
«Plus vous avez de partis islamistes et plus ils sont en compétition; ils vont donc vouloir manœuvrer et surenchérir pour savoir lequel est le plus islamiste. C’est ce qui se passe dans ce type de situations», analyse Hamid, du centre de recherches de Brookings.
Les salafistes pourraient bien marcher sur les traces des Frères musulmans, qui ont modifié leurs principes religieux autrefois très stricts pour s’adapter à la complexité de la vie quotidienne et proposer des campagnes concrètes comme des projets économiques et agricoles, plutôt que de s’appuyer sur des principes religieux.
En attendant, il semble qu’un soulèvement populaire déclenché en grande partie par de jeunes activistes libéraux et experts de Facebook ait fait naître de nouvelles opportunités pour les ultraconservateurs d’Égypte.

Sarah A. Topol
Traduit par Bérengère Viennot
SlateAfrique.com, 19 juillet 2011

Nota de Jean Corcos :
Cet article date d'environ deux mois ... mais hélas, il prend une sinistre résonance,  quelques jours après l'attaque hyper-violente de l'ambassade d'Israël au Caire.