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30 octobre 2009

"Le verrou de l’Asharisme", par Bernard Botturi, 2/3 : choc des civilisations et réaction

Le choc des civilisations :
Rappelons que l’empire arabe avait annexé des villes prestigieuses : Damas, Antioche et Alexandrie, foyers de grandes traditions théologiques chrétiennes et dépositaires de la science helléniste ; Nisibe, Soura, Poumbedita, Mahoza, Bassora, Bagdad, où se situaient les grandes académies juives qui ont finalisé le Talmud, élaboré le Midrash Rabba, les grands corpus halakhiques. Les nouveaux membres de l’Empire, ne voulant point renoncer à leur culture d’origine, se mirent à traduire leurs livres, notamment ceux de la culture grecque et helléniste : Platon, Aristote, Plotin, Proclos, Porphyre, Théophraste, etc. La diffusion de la culture grecque suscita un engouement dans l’ensemble de la communauté musulmane, engouement qui, dans ses applications, remettait profondément en cause l’ordre islamique.

La querelle mutazilite :Le mouvement qui formalisa de façons diverses l’intégration de la philosophie grecque à l’islâm et menaça les fondements de la Sunna fut l’école mutazilite.
Le point de départ fut l’affirmation du libre examen personnel et celui qui lui est corrélatif, le principe du libre arbitre. Les Mutazilites commencèrent à remettre en question les attributs anthropomorphique de Dieu présents dans le Coran (mains, pieds, yeux, oreille, bouche, visage, etc.), en effet si Dieu est « l’Un » absolu, transcendant à tout ce qui est créé, auquel on ne peut rien attribuer qui relève de la création, alors ces attributs doivent être interprétés de façon symbolique, allégorique. La nature de Dieu, parce que transcendante, est inconnaissable, son essence est ineffable on ne peut connaître Dieu que par son existence, ses manifestations ; de sa quiddité on ne peut rien dire, mais en revanche il est possible de parler de sa quoddité en tant que Dieu Créateur. Dieu en tant qu’essence transcendantale, spirituelle ne peut être vu, la vision béatifique promise est à comprendre de façon symbolique, nul ne peut voir Dieu.
Parce que Dieu est l’absolu auquel on peut rien associer, le Coran parce que parole et écrit relevant de la matérialité ne peut être incréé, il s’agit d’une parole, d’écrits créés. Cette affirmation fut une bombe dans le monde musulman, car cela entraînait le fait qu’il ne pouvait y avoir d’égalité, d’identité entre le Coran et la pensée divine ; la pensée divine ne pouvait être prise par un texte, résider dans un texte, le vouloir dire divin était au-delà de l’écrit, insaisissable, donc pour comprendre le vouloir dire divin il est nécessaire d’interpréter le texte, de le casser en tant que texte pour l’ouvrir à diverses possibilités de significations.
Thèse qui ouvre bien sûr la voie au libre examen. Mais le libre examen n’est possible que s’il y a libre arbitre, ce qui allait contre la thèse de prédestination contenue dans le Coran. Pour les Mutazilites, Dieu étant le bien souverain ne peut vouloir le mal, le mal ne peut être que l’oeuvre des hommes, donc l’homme a reçu de Dieu la faculté de poser des actes libres. Si l’homme a été créé libre, alors il est responsable de ses actes et devra en répondre dans l’au-delà.
Thèse qui va à l’encontre du fidéisme du Coran qui promet à tout croyant le paradis, quelle que soit la nature de ses actes. Mais si l’homme est capable d’actes justes, généreux, l’infidèle qui pose de tels actes peut-il être condamné à l’enfer éternel ? Ses actes parce que justes ne font-il pas de lui un musulman en tant qu’observant les prescriptions de justice divine ? Thèse qui remettait en cause une des affirmations mille fois répétées dans le Coran à savoir que le non musulman est voué à l’enfer.
Les diverses thèses Mutazilites furent perçues non seulement comme une subversion de l’islâm, mais aussi comme une remise en cause de l’omnipotence du Califat et de l’autorité de la Sunna (règles de conduites dérivées du Coran, des Hadiths, des Khabars, des Fiqhs adoptées par consensus par les imâms, Muphtis et Ulémas).
La réaction fut aussi radicale que sanglante, l’orthodoxie sunnite s’appuiera sur une union de l’école hanbalite et de celle de « l’Asharisme ».

L’Asharisme :
Du nom d’Abu Hassan Al Ashari (874 - 935) fut l’école qui servit de réfutation du Mutazilisme. Ashari, face à la déferlante mutazilite, va réhabiliter la doctrine traditionnelle par un retour au Coran et à l’enseignement des Compagnons du Prophète. Il va détruire l’exégèse allégorique et symbolique, en insistant sur le fait que le Coran est la consignation / transmission de la parole même de Dieu, oser toucher à la lettre est un blasphème. Il réaffirmera le Coran comme parole de Dieu incréé, éternelle, immuable ; les seuls éléments créés du Coran sont les lettres tracées et l’encre dont il a été écrit.
Dieu est créateur du Bien et du Mal, l’homme n’a aucun pouvoir de libre arbitre, tous les actes qu’il peut poser sont créées de toute éternité par Dieu, dès sa naissance l’homme est prédestiné, il ne peut que s’attribuer des actes (les actualiser) mais ne pas les choisir (car ils sont tous potentiellement créés par Dieu), cette attribution le rend responsable aux yeux de la loi. Tout ce qui se déroule sur Terre est le fruit de la Volonté divine.
La volonté divine face au musulman pécheur est totalement libre pour l’absoudre ou non, les actes ne peuvent prévaloir sur la foi, aucun acte n’est méritoire face à la délibération divine. Même l’intercession du Prophète n’est possible que par une volonté gracieuse de Dieu.
Le libre examen est proprement diabolique car c’est mettre sur le même plan la raison humaine et la pensée divine, la raison est au service du Coran et de ses affirmations qui prévalent sur toute autre démonstration scientifique ou faits établis par la raison.

La réaction de l’asharisme va durablement figer l’islâm sunnite
L’exégèse :
Le Coran tenu une fois pour toute, par les musulmans, comme un texte révélé par Dieu même à Mahomet, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. C’est un texte descendu directement de la sphère divine, c’est un acte divin sans participation active quelconque du récepteur (Mahomet) qui le reçoit tel quel. Mahomet reçoit le Coran comme un dépôt auquel il n’ajoute rien, Dieu est l’auteur unique du Coran jusque dans les choix de la langue et des mots. À partir du moment où le Coran est considéré comme dépôt de la parole même de Dieu et fixé une fois pour toute dans sa réception, cela barre l’accès à toute exégèse critique, que ce soit critique textuelle, littéraire ou historique.De fait, ce qu’on nomme exégèse musulmane déroute tant les Juifs que les Chrétiens. C’est une exégèse que l’on peut qualifier de traditionaliste. L’interprétation du Coran se fait par le Coran lui-même, lorsqu’il y a contradiction c’est le verset le plus récent qui prime voire abroge un verset plus ancien. C’est ainsi que bien des versets de l’époque mecquoise sont abrogés par des versets médinois, etc. En cas de difficultés il sera fait appel à des hadiths notamment à ceux compilés par Bukhari, Ibn al-Hallaj. Bref quand nous avons affaire à la « science Coranique » nous sommes dans un monde clos, figé car la vérité fut révélée une fois pour toute, vérité qui primera sur tout fait et toute élaboration personnelle si rationnelle soit-elle ... Dieu étant la vérité, le Coran émanation divine ne peut être réfuté dans son moindre mot, car ce serait réfuter la Vérité. Le texte du Coran donne un primat redoutable à un « Vouloir dire » barrant la route à tout « Pouvoir dire » considéré comme innovation dangereuse.


Politique :L’infinie liberté divine et sa toute puissance font de Dieu l’agent du cours du monde, tout est volonté divine, ce qui légitime tout despotisme, le pire des tyrans est voulu par Dieu, ses décrets les plus iniques sont créés par Dieu.

Scientifique :Tout est dans le Coran, la science ne peut que développer que ce qui est dans le Coran, mais certainement pas le contredire ou ajouter des nouveautés ; cela donne par exemple des ouvrages aussi bizarres qu’ahurissant dans son concordisme « la Bible, le Coran et la science » de Maurice Bucaille (Éditions Seghers -1976). Ce qui explique aussi depuis la victoire de l’Acharisme aux XI° et XII° siècle, le déclin scientifique du monde musulman, puis son retrait des diverses découvertes scientifiques. En ce moment, cela se remarque par la faiblesse de la contribution des pays musulmans à la science, le faible taux de traductions de livres étrangers et de revues scientifiques. 

Bernard Botturi