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17 juin 2008

Une histoire des Juifs de Tunisie : 1/6, situation avant le Protectorat

Introduction :
J'ai le grand bonheur de vous proposer, à partir d'aujourd'hui, une série d'articles remarquables par leur érudition, et que nous devons à notre ami Souhail Ftouh, de Tunis. Ce jeune intellectuel musulman fait preuve d'une amitié chaleureuse et fidèle envers les Juifs, et en particulier envers ses ex-compatriotes ayant quitté la terre natale, il suffit de cliquer sur son nom en libellé ci-dessous pour découvrir ou redécouvrir quelques unes de ses nombreuses publications.
En exclusivité pour ce blog, Souhail a bien voulu écrire une série d'articles consacrés à l'histoire contemporaine de cette communauté aujourd'hui disparue : il y en aura six au total, qui seront normalement publiés les mardi et mercredi à partir de cette semaine. Bonne lecture !
J.C

L’entité historico-religieuse juive de Tunisie n’a jamais été autant en danger que juste avant l’établissement du Protectorat français. Une des raisons pour lesquelles la France affirma sa présence en Tunisie dès le milieu du XIXe siècle, fut de faire valoir les droits des minorités opprimés, comme le firent d’autres démocraties européennes : l’Italie surtout, la plus proche géographiquement, mais aussi la Grande-Bretagne, et, secondairement, L’Autriche et l’Allemagne.

Cette pénétration européenne, qui se disait suivre les Lumières, se donnait donc pour mission la sauvegarde des valeurs de justice pour toutes les minorités. Avant le Protectorat, les pays occidentaux cherchèrent à promouvoir aussi les droits de leurs nationaux établis en Tunisie, à leur permettre l’accès à la propriété immobilière et à les soustraire à la compétence des juridictions musulmanes : toutes ces motivations, comme on le voit, n’étaient pas désintéressées, et il n’est pas question ici de justifier a posteriori le colonialisme !

Mais la situation des Juifs, souvent traités de manière inéquitable par les tribunaux tunisiens, avait particulièrement alertée les puissances démocratiques occidentales pour intervenir et faire des pressions auprès du Bey et de son gouvernement. Il était urgent de s’allier à la cause de la population juive locale, dont certains membres étaient victimes de graves injustices. En 1857, l’affaire Batou Sfez allait être une cause pour la France et la Grande-Bretagne d’intervenir pour la défense des droits de l’homme [1]. Batou Sfez était un cocher juif qui fut accusé d’avoir injurié le Prophète, lors d’une altercation avec un musulman. Il fut inculpé, jugé coupable en dépit de ses protestations d’innocence et condamné à la peine capitale. L’émotion et l’indignation furent vives dans la communauté juive. La France et la Grande-Bretagne exercèrent une pression politique et militaire telle que le Bey du céder et proclamer une série de réformes rassemblées en un « Pacte fondamental ».

Celui-ci changeait radicalement la condition de tous les non musulmans de la Régence. Ce fut une chance pour les Juifs tunisiens qui étaient encore des sujets de second rang, certes de toujours tolérés par l’islam, mais dominés, diminués dans leurs droits, leurs activités, leur costume, et ainsi dans leur être. Grâce à l’intervention courageuse des puissances européennes, cette communauté échappa au statut séculaire de la « Dhimma ». Les sujets du Bey se voyaient reconnaître les mêmes droits et les mêmes devoirs, qu’ils soient ou non musulmans. Toutefois les juridictions tunisiennes continuaient de faire preuve d’une particulière sévérité à l’égard des Juifs lorsqu’il leur été reproché un délit. A l’inverse, lorsqu’ils étaient victimes de vols ou de violences, ils ne voyaient pas leurs agresseurs arabes recherchés et jugés. Les notables juifs se tournaient alors vers les organisations juives européennes et notamment vers l’Alliance Israélite Universelle, ainsi que vers les représentants des puissances européennes [2]. Des notables parmi les plus fortunés bénéficièrent de « patentes de protection », qu’en vertu du « régime des capitulations » un consul européen pouvait accorder à un certain nombre de personnes, ainsi soustraites aux juridictions locales. Désormais l’élite de la communauté se trouva progressivement tournée du côté de l’Europe, la seule garante des droits de la population juive de Tunisie.

L’Alliance Israélite Universelle allait bientôt jouer un rôle central en matière de sauvegarde des Droits de l’Homme en Tunisie. En effet, L’Europe occidentale n’était pas uniquement représentée dans la Régence par ses consulats et ses hommes d’affaires. Elle le fut aussi, pour les Juifs, par les organisations juives d’Europe et surtout par l’Alliance Israélite Universelle. Créée à Paris en 1860 à l’initiative de dix-sept israélites français, pour la plupart des membres de professions libérales et intellectuelles, cette organisation publiait son manifeste la même année.

Les fondateurs de l’Alliance se référaient aux principes de 1789 et à l’émancipation des Juifs que vota la Constituante en 1791. C’était en France que les Juifs avaient été, pour la première fois, reconnus comme citoyens ; il convenait donc que se développe à partir de la France un mouvement de solidarité et d’émancipation des Juifs opprimés dans le monde arabe. L’organisation avait une vocation universelle, et sa mission était de prendre en charge la défense des Juifs partout où ils seraient maltraités et, surtout, de mettre entre leurs mains cet « instrument de liberté » qu’est l’instruction. L’action de l’Alliance allait être très efficace en Tunisie, où son existence rencontra un écho favorable parmi l’élite de la communauté.

En 1864, un comité régional de l’Alliance fut créé à Tunis par un groupe de notables français, livournais (italiens, appelés aussi « grâna ») et tunisiens juifs (« twânsa »). Il se proposait d’apporter « un appui efficace à ceux qui souffrent de leur qualité d’israélite ». Son action fut entravée pendant une certaine période par des querelles internes qui étaient l’expression d’intérêts nationaux divergents. Un premier groupe, composé de Juifs français installés en Tunisie et d’une partie des Juifs twânsa, se montra favorable à la France, alors que les « Livournais » défendirent la cause de l’Italie. Mais, dès ses premières interventions auprès des autorités locales, ce comité fut confronté à un refus de reconnaissance officielle. Dans une lettre adressée à la direction parisienne de l’organisation, son premier président, Salomon Garsin, dénonçait cette attitude : « [...] non seulement le Bey refuse de reconnaître l’A.I.U. dans son comité régional à Tunis, mais il déclare qu’étant le seul arbitre des destinées de ses sujets, il leur défend de la manière la plus expresse, et sous la menace des peines les plus sévères, d’avoir à faire avec la société dont il est question [...]. Nous-nous voyons dans la nécessité, pour ne compromettre personne, de n’inscrire dans nos listes d’adhérents que des individus placés sous la sauvegarde d’une protection européenne » [3].
Seules les pressions de la France, sollicitée par l’A.I.U. et soucieuse de conforter le soutien que les Juifs de Tunisie lui apportaient en échange, permirent à la longue que le Bey cédât et donnât son accord pour l’ouverture d’une école juive de garçons à Tunis en 1878. Le comité de l’Alliance agissait en relation étroite avec la direction parisienne de l’organisation. Or les Juifs « grâna » qui en étaient membres continuaient à y défendre la cause de l’Italie et la promotion de sa langue. Il fallut donc un compromis pour que puisse s’ouvrir cette école : que l’on y enseigne l’italien aussi bien que le français. Mais l’enseignement de l’italien fut ensuite écarté par la volonté du groupe favorable à la France qui bénéficia du soutien des autorités parisiennes. Ce choix ne pouvait être que consolidé avec le Protectorat [4].

Ainsi, si l’Italie pouvait s’appuyer sur l’élite de la communauté grâna qui allait s’opposer, mais en vain, à l’instauration du Protectorat français, la France, par l’intermédiaire de l’Alliance Israélite Universelle, allait trouver auprès de l’élite de la communauté twânsa un médiateur réceptif, lui permettant d’asseoir sa politique réformatrice dans le pays. De son côté, le comité de l’Alliance avait contribué de manière active au rapprochement de la communauté juive avec l’Europe et, plus particulièrement, la France. Les droits de toutes les minorités étaient ainsi renforcés en Tunisie, loin du climat de pogroms qui avait exposé les Juifs, en premier lieu, à tous les dangers dans la société musulmane.

Souhail Ftouh

Notes :

(1) Correspondance Léon Roches du 29 juin 1857, Archives du ministère des Affaires Étrangères, Correspondance politique.
(2) Correspondance Garsin 1864-1865, Archives de l’Alliance Israélite Universelle, dossier 1 B 11.
(3) Correspondance Garsin du 24 octobre 1865, Archives de l’Alliance Israélite Universelle, dossier I C 1-4.
(4) Archives de l’Alliance Israélite Universelle, dossier I C 4. Cf. N. LEVEN, Cinquante ans d’histoire : l’Alliance Israélite Universelle (1860-1910), Paris, Alcan, 1911, et A. Chouraqui, L’Alliance Israélite Universelle et la renaissance juive contemporaine, Paris, P.U.F., 1965.