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18 mai 2008

"C'était au temps où un homme était un homme et une livre était une livre" ... par Moïse Rahmani

Introduction :
Un mois sur l'Egypte serait bien incomplet, sur ce blog, si on oubliait la mémoire des Juifs de ce pays. Heureux pendant de longues périodes de tranquillité, ils ont subi de plein fouet le choc des guerres israélo-arabe, devenant "personna non grata" dès 1948 ... Moïse Rahmani m'a semblé un témoin de choix pour parler du sujet. Militant et historien du Judaïsme oriental, il édite en particulier le site "sefarad.org" en lien permanent, que je vous invite à visiter. Il avait été mon invité en même temps que mon ami Jean-Pierre Allali, le 18 juin 2006 pour évoquer l'exil des Juifs des pays arabes (voir la présentation sur le blog). Forcé de quitter sa terre natale à l'âge de 12 ans, il en a gardé des souvenirs impérissables, qu'il a bien voulu accepter de vous faire partager ici. Bonne lecture !
J.C

J'ai la nostalgie de l'Egypte où il faisait si bon vivre lorsque j'étais garçonnet. J'ai la nostalgie de cette Egypte de mon enfance - je suis né en 1944 - où la vie juive battait son plein, où les relations entre gens de la rue semblaient, à mes yeux de bambin, cordiales et fraternelles où, comme le disait mon regretté père « une livre était une livre et un homme était un homme ».

Mes souvenirs d’Égypte ?

D'abord les bruits. Incantations du muezzin de la mosquée d'en face (il y a toujours une mosquée en face !) convoquant à la prière, appels du chiffonnier : robabekia, robabekia , vieilleries, vieilleries, cris des divers vendeurs, rétameurs, aiguiseurs de couteaux, glapissements assourdissants des voitures et taxis jouant de leur klaxon au plus fort sonnant, crissements des rails du tram dans une envolée d'étincelles, confidences de ménagères lancées par les fenêtres, hurlements des enfants jouant à la kora, à la balle dans les rues et dans les cours des immeubles.
Ensuite les odeurs. Odeurs enivrantes des fruits saisonniers : mangues, oranges, figues, pommes, goafas, goyaves et eshtas, corossols ... les dattes, les rouges, un peu dures, les jaunes et les noires, fondantes, dégoulinantes, sirupeuses comme le miel, les grenades écarlates, éclatantes de douceur, du batikh, la pastèque dégustée fraîche avec du fromage blanc salé. Et des jus. Ah les jus ! Jus de réglisse : j’entends les tintements agités du vendeur du « eer e souss » heurtant son gobelet de fer blanc sur le cuivre du récipient attaché à la taille, jus épais de mangue, jus de canne à sucre dégusté encore chaud, coulant du pressoir.
Et la lumière. Un peu crue, un peu trouble, un peu blanche !... le soleil cogne fort. A cause de la chaleur, les immeubles, les voitures, les gens dansent au loin. Mirages sans cesse répétés ...

J'ai la nostalgie des synagogues. Nous fréquentions la nommée Abraham Betesh d'Héliopolis. Je me souviens de sa cour intérieure durant les fêtes de Roch Hachana. Les discussions allaient bon train. Après l'office, à grandes congratulations de « Kol sana wenta tayeb », l'échange des voeux de bonne année, nous allions au café. Les adultes prenaient un zibib, une anisette. Ils nous en versaient quelques gouttes sur la soucoupe que nous dégustions, souhaitant grandir vite pour siroter à notre tour ce breuvage délicieux. Les enfants se réjouissaient d’une Spathis ou un d’un Pepsi. Les mézés couvraient la table, l'apéritif s’abandonnait en un repas pantagruélique.

Le matin vers dix heures, dans un rituel immuable, nous nous rendions, Papa et moi, ma menotte enserrée dans sa forte main toute de tendresse, chez Mansourah, pour manger notre foul dominical, entre hommes. Mais quel foul ! Avec des oeufs durs et de la salade. Et des torchis comme s'il en pleuvait. Papa commandait une bière et m'autorisait à tremper les lèvres dans cette boisson de grande personne. Nous continuions avec un peu de ta’ameya et quelques ba’klawa et konafa. Ensuite nous achetions les hebdomadaires parisiens de mes parents : Ici-Paris, France-Dimanche, Confidences.
Ah ! Que ne donnerais-je pour revivre un seul de ces dimanches ...

1948. La vie bascule. Je me souviens du black-out et des sirènes assourdissantes. D’épaisses d'épaisses tentures bleues couvraient les fenêtres et les lumières en cas d'alerte. Malheur si un rayon lumineux trouait la nuit : tafi el nour, yahudi, ibn kalb, éteins la lumière, Juif, fils de chien !

Avril 1956 : une dernière halte chez Mansourah en chemin pour Almaza, l'aéroport du Caire, « un décollage et un atterrissage toutes les trois minutes », m’enseigne Maman. Le soir est tombé depuis longtemps, il est vingt et une heures. Nous achetons un sandwich de foul, un autre de ta’ameya. Maman me dit d'une voix sourde, les yeux perlés : « Prends Moïsico, nous ne savons pas quand nous pourrons en manger encore, un jour ». Notre avion décolle vers minuit pour le Congo, vers une nouvelle vie.
Nous avons de la chance par rapport à notre famille, à nos amis qui restent. En raison de la situation (et de la prescience de Papa), nous sommes forcés au départ, eux seront jetés hors d’Egypte après Suez. Mais il reste une déchirure définitive, une plaie béante qui ne cicatrisera jamais entièrement.

2008. Les synagogues sont désertes. Mansourah vit à Brooklyn : sa cuisine a conquis les Américains. Le Caire est passé de deux millions d'habitants à près de vingt millions. La mémoire juive subsiste chez quelques vieux, de ci, de là. Le Haret el Yahud ne vit plus. De ces cinq oratoires, seul celui de Beth Moshé, la maison du Rambam, attend d'être restauré depuis des lustres. Les Juifs d'Egypte, une poignée, agonisent. Un homme n'est plus un homme, hélas et une livre n'est plus une livre. L’Égypte d'aujourd'hui a extirpé ma mémoire, notre mémoire. Elle ne subsiste que chez quelques irréductibles mélancoliques.

Égypte, j'ai ta nostalgie. Celle de mon enfance et celle du bonheur. Celle du temps où un homme était un homme et une livre était une livre.

Moïse Rahmani