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25 décembre 2008

Aux sources de l’antiaméricanisme radical, par Sadri Mokni

Introduction :
Une des grandes satisfactions que me procure ce blog - grand dévoreur de temps et activité bénévole supplémentaire depuis presque quatre ans -, est la possibilité de vous offrir d’autres contributions bénévoles, d’auteurs plus ou moins connus mais tous talentueux. Leur caractéristique - qui contribue aussi à l’originalité de « rencontrejudaïquesfm » -, c’est d’abord la variété d’origines des signataires, à l’image de l’œcuménisme de mes émissions. Autre originalité, l’environnement des auteurs, qui vivent soit à Tunis, soit à Jérusalem, soit en France ... Sadri Mokni se joint à l’équipe, et lui vit au Canada ! Franco-tunisien, il achève de brillantes études à HEC Montréal. Polyglotte, ouvert sur le monde, libéral par conviction, il est ulcéré par les « alter mondialistes » et leur antiaméricanisme radical. Et il nous propose un article à la fois profond et très érudit, qu’il faut lire avec attention car - bien qu’il n’en parle pas ici - le sujet concerne indirectement les Juifs et leur avenir : les nouveaux totalitaires arrivent !
J.C


La défaite, par forfait, du paradis des travailleurs soviétique, et la victoire des démocraties libérales, a désorienté la contestation de gauche du capitalisme. Celle-ci se reconstruira pourtant, dix ans après la chute du mur de Berlin, dans la contestation d’une mondialisation libérale assimilée à l’américanisation du monde (Revel 2002, 34). L’antiaméricanisme, depuis, recouvre sa vigueur perdue en 1989.

La fonction principale de la dernière mouture de l’antiaméricanisme est de noircir le libéralisme dans son incarnation suprême, celle d’un impérialisme (Ibid., 31). Le signal de départ en sera la tenue, en 1999, d’une réunion du CA de l’O.M.C à Seattle, troublée par des milliers de manifestants « anti-mondialistes » (Landier, Labbé, Aguiton et Berry 2001, 2). Depuis, les réflexes d’une gauche exaltée, hier séduite par le totalitarisme communiste, s’épanchent dans un antiaméricanisme populaire auprès de l’intelligentsia (Rioux 2005, 25). En effet, au coeur de la planète antiaméricaine, cette dernière joue le rôle d’avant-garde et empêche la critique rationnelle des Etats Unis (Ibid., 25-26). C’est avant tout dans un registre passionnel que se déploie l’antiaméricanisme. Entre permanences et discontinuités, cette nouvelle contestation du capitalisme reprend les schémas mentaux de prédécesseurs acquis à la cause soviétique. Expression d’une insatisfaction pluriséculaire face à la société libérale, la dernière gauche extrême, bien que galaxie hétéroclite, se retrouve dans le combat renouvelé pour des droits nouveaux (Landier et al. 2001, 6). Ce fait invite à la circonspection, car il n’est pas sans en rappeler un autre: au siècle dernier, des socialistes opposaient les droits réels prétendument acquis dans les « démocraties populaires » aux droits formels établis dans les démocraties libérales. En filigrane demeure donc la persistance d’inclinations totalitaires.

L’antiaméricanisme, la trahison des clercs, critique de la société libérale
La « libération de la parole » antiaméricaine, survenue dans les médias et les milieux littéraires, avec les manifestations de Seattle, la conférence de Durban en 2001 et les attentats du 11 septembre de la même année, révèle une frustration trop longtemps contenue (Rioux 2005, 23-24). Cette frustration, pour Schumpeter, relève de la crise sociologique du capitalisme, celle d’un système qui « ne vit pas seulement de pain mais également de foi » (Heilbroner 2001, 310-11). En effet, l’esprit critique qui mit à bas l’ancien régime et libéra les énergies qui allaient faire naître le capitalisme, nourrit, désormais sa contestation : le capitalisme crée un état d’esprit critique, qui après avoir détruit l’autorité morale de tant d’autres institutions, se retourne finalement contre la sienne; le bourgeois s’aperçoit à son grand étonnement que l’attitude rationaliste ne s’arrête pas aux lettres de créances des rois et des papes mais s’attaque également à la propriété privée et à l’ensemble du système des valeurs bourgeoises (Heilbroner 2001, 314).
Les trois malaises de la modernité de Taylor lui font écho. Dans la société libérale, l’individualisme, la primauté de la raison instrumentale et les institutions qui en sont issues font l’objet de sentiments mélangés : l’émancipation individuelle et le confort matériel qu’elles assurent cèdent le pas à un sentiment de « décadence » - le déclin de l’Empire américain -, renforcé par une quête de sens insatisfaite (Taylor 1992, 11-24). Pascal y verrait sans doute l’expression de la différence entre « l’esprit de géométrie » et « l’esprit de finesse » (Pascal 1955, 45). Si le premier mesure le progrès accompli en deux siècles d’empire de la rationalité, le second, parce qu’il sent et ressent, appartient à l’empire « des choses spéculatives et d’imagination » : il est frappé d’effroi par les froides démonstrations du géomètre (Ibid., 46-7). Pour Aron, cet état de choses se traduit par un désamour de la démocratie représentative, bourgeoise :
Personne n’est enthousiaste pour la démocratie parlementaire en tant que telle. Il n’y a qu’un seul argument mais il est très fort, c’est celui de Churchill : « c’est le pire de tous les régimes, sauf tous les autres ». Or, cette espèce de résignation à ce régime - qui est le moins mauvais ou le meilleur comparé à tous les autres -, ce n’était pas en accord avec l’enthousiasme et l’espérance des combattants et des résistants qui sortaient de la guerre. C’est tout à fait compréhensible. Or ... le régime stalinien était fascinant, il était horrible mais il était fascinant. « Pourquoi fascinant (interroge Wolton) ? ». « Ecoutez, cette discipline de parole à travers le monde entier, l’adoration du numéro un, l’amour pour cet homme (Staline), le tout au nom de l’humanisme, de la liberté et de la démocratie, c’était à la fois diabolique, monstrueux et fascinant. » (Missika et Wolton 1981).
Ce qui ne suscite guère l’enthousiasme, c’est le très raisonnable compromis - qu’incarnent les Etats Unis - trouvé entre la démocratie représentative et l’économie capitaliste : la première, qui fonde la liberté individuelle, s’appuie sur les assises de la liberté économique, rendue possible par le marché (Revel 2002, 16; Hayek 2007, 45-58). C’est ce compromis par trop raisonnable - ne s’accommode-t-il pas de l’ordre spontané propre au marché? - que les utopies socialistes rejettent ; elles, qui portent leur regard vers un autre monde entièrement réinventé, réordonné. L’utopie porte aux nues, dans une lutte prométhéenne nimbée de romantisme, les sentiments accumulés de rébellion qui se déchaînent, et font du volontarisme la réplique au laisser-faire et du planisme un programme d’action contre l’injustice sociale.

Ingénierie sociale holiste, volontarisme, divorce d’avec la réalité
Changer le monde? L’idée est radicale. Or, l’art qui consiste à la mettre en application a connu des mutations. Pour l’exemple, au début du XIX ème siècle, un Owen rebuté par le paupérisme que générait la société industrielle, rêvait, lui aussi, à une complète ré ingénierie sociale. Les « Villages de la Coopération » étaient la solution qui, expérimentée dans le cadre de petites communautés, devait convaincre le monde par la force de l’exemple (Heilbroner 2001, 113-19). Or, si Owen, déçu par l’Europe, s’en était allé construire des Villages aux Etats Unis, si Fourier attendait « le capitaliste sauveur » qui financerait ses phalanstères (Heilbroner 2001, 120), les contestataires contemporains sont les derniers à porter leurs espoirs sur ces USA, qui représentent plus que jamais une mondialisation libérale confondue avec l’américanisation du monde (Revel, op. cit.). Car, entre temps, l’universalisme de Marx et de ses héritiers a produit ses effets, et la gauche radicale, depuis, tente moins de créer des « Villages » que de prendre d’assaut l’Etat et promouvoir une autre mondialisation : selon les idées aujourd’hui dominantes, il ne s’agit plus de savoir comment utiliser au mieux les forces spontanées qu’on trouve dans une société libre. Nous avons entrepris de nous passer des forces qui produisaient des résultats imprévus et de remplacer le mécanisme impersonnel et anonyme du marché par une direction collective et « consciente » de toutes les forces sociales en vue d’objectifs délibérément choisis (Hayek 2007, 22).
Changer le monde, faire table rase, explique Popper, implique d’adopter une méthode non scientifique, peu réceptive à la critique et aux objections soulevées par certaines hypothèses sociologiques, en particulier celle de laquelle il ressort que le contrôle institutionnel a ses limites (Popper 1944, 311; Hayek 2007, 22). Ces limites, qui affectent la réforme impulsée par le haut, contrarient le planificateur qui continue d’obtenir des résultats qui ne correspondent pas à ses attentes initiales (id.). Immanquablement, ce dernier s’en prendra à l’élément humain pour réduire l’incertitude (id.) De la transformation de la société à la transformation de l’homme pour le conformer à l’idéal de la société nouvelle, il n’y a qu’un pas vers le totalitarisme (id.). Un pas qui va de la suppression de la liberté d’expression à l’élaboration d’une propagande mensongère (Ibid., 316; ajoutons l’exemple d’une information fallacieuse forgée par un agent soviétique et largement relayée par les médias occidentaux selon laquelle les Etats Unis menaient une guerre bactériologique en Corée est révélatrice (voir Revel 2002, 20-21).
Cet héritage des antiaméricains de gauche du début du XXI ème siècle explique les exagérations outrancières de leur rhétorique et leurs cris de joie devant les évènements du 11 septembre 2001 (pour le Québec, de nombreux exemples se trouvent chez Rioux 2005, 23-27 ; pour la France et le reste du monde, voir : Revel 2002, 103-145). C’est ce que Aron qualifie de substitution des faits par les dogmes (Aron 1955, 281). Macmillan en donne un aperçu avec l’exemple de la planification soviétique : [Celle-ci implique] « une somme considérable de falsifications dans toutes les branches de la production et dans leur système de comptabilité », rapportait, un gestionnaire soviétique des années 1950, qui passa à l’Ouest ; « partout il y a des faux-fuyants, des chiffres erronés, des rapports mensongers » (traduit par mes soins : Macmillan 2002, 152). La falsification des faits résulte d’un vaste concours de tendances : le planisme, le fait de remodeler la société selon des préceptes idéologiques, les excès du centralisme, imposent nécessairement la falsification de l’information, imposent l’uniformité, briment la liberté individuelle, entravent la créativité, empêchent l’expérimentation et conduisent à une société close et sclérosée (Ibid., 154-57).
C’est un véritable divorce d’avec la réalité. La vision idéologique des antiaméricains de la gauche extrême travesti la réalité lorsqu’elle ne s’accorde pas avec leurs préjugés idéologiques (Aron 1955, 274-303). Le blâme porté sur les Etats Unis à tout propos (Revel 2002, 31), la dénonciation des millions de morts générés par la « mondialisation sauvage » (Ibid., 120), l’explication donnée du terrorisme antiaméricain par ATTAC, les verts allemands et la « Radical Left » qui l’imputent à la « pauvreté croissante » que génèrerait la mondialisation « orchestrée par les USA » (Ibid., 120-21), etc. constituent autant de lectures sans nuances de la réalité.

Conclusion
Les milieux intellectuels expriment une tendance à l’antiaméricanisme maintes fois relevée par Aron, Revel et Rioux. Pour la gauche extrême, l’antiaméricanisme s’identifie à la contestation du capitalisme et de la démocratie libérale. Pourtant, derrière cette contestation, existe une volonté d’accélérer le progrès, l’idée que la société libérale demeure trop timorée face aux inégalités, l’exaspération face à des privilèges acquis que certains justifient par le recours à une « phraséologie libérale », l’idée que le progrès légitime une ambition illimitée, celle de la « ré ingénierie sociale holiste » (Hayek 2007, 21). Mais ces élans d’un certain « esprit de finesse », s’ils omettent certains principes, conduisent à l’erreur (Pascal 1955, 45). De même, les excès de l’esprit de géométrie. Car, ce qui délie l’ensemble, c’est l’approche sociologique holiste fort à propos déconstruite par Popper : le primat de la volonté sur l’expérimentation, « le transfert inconsidéré aux problèmes sociaux des habitudes de pensée engendrées par le maniement des problèmes familiers aux techniciens et aux ingénieurs » (Hayek 2007, 22, Popper 1944, 306), mènent au totalitarisme et à la violence. La gauche extrême, en effet, semble renouer depuis peu en France, avec le terrorisme (Besson 2008) : car si « l’erreur fuit les faits lorsqu’elle satisfait un besoin » (Revel 2002, 26), elle impose l’action violente pour tordre la réalité aux prescriptions idéologiques.

Sadri Mokni

Bibliographie

1) Revel, Jean-François. 2002. L’obsession antiaméricaine. Paris : Pocket.
2) Philip, Christian et Panayotis Soldatos, dir. 1997. L'Union Européenne de l'an 2000 : Défis et perspectives (actes d’un colloque tenu dans le cadre des Entretiens du Centre Jacques Cartier, à Montréal, les 3 et 4 octobre 1996). Montréal : Chaire Jean Monnet, Université de Montréal
3) Landier, Hubert, Daniel Labbé, Christophe Aguiton et Michel Berry. 2001. Du mouvement ouvrier au mouvement antimondialiste (actes d’un colloque tenu dans le cadre des Soirées Débats de L’association des amis de l’École de Paris du management, à Paris, le juin 2001). Paris : Les amis de l’École de Paris, L’École de Paris.

4) Rioux, Christian. 2005. « Comment peut-on être américain? ». Revue Argument 7 (printemps-été) : 22-29.
5) Heilbroner, Robert L. trad. Pierre Antonmattei et Eileen Tyack-Lignot. 2001. Grands économistes. Paris : Éditions du Seuil.
6) Taylor, Charles. 1992. Grandeur et misère de la modernité. Montréal : Bellarmin.
Pascal, Blaise. 1955. Pensées. Paris : Éditions Lutetia.
7) Missika, Jean-Louis et Wolton, Dominique. 1981. Itw Raymond ARON sur le débat intellectuel en France pendant la guerre froide. "Spectateur engagé". Paris: Antenne 2. Archive INA, 7 min, vidéo.
8) Hayek, Friedrich A. 1946, 4e rééd. 2007. La route de la servitude. Paris : PUF.
Popper, Karl R. 1944. « Piecemeal Social Engineering » dans Miller, David, éd. 1985. Popper Selections. Princeton : Princeton University Press.
9) Aron, Raymond. 1955. L’opium des intellectuels. Paris : Hachette littératures.
Macmillan, John. 2002. 1ère éd. Reinventing the Bazaar. New York : W. W. Norton & Company.
10) Besson, Sylvain. 2008. « La derive de l’ultragauche ». Le temps 3335 (27 novembre), supplément « Éclairages ».