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15 janvier 2007

Carnets de Jordanie, 1 : le Troisième cercle

Vue d'Amman
(source de la photo ici)

"Le Troisième cercle", ainsi Michel Audiard aurait-il pu intituler l'une de ses œuvres cinématographiques où il excellait à mettre en scène d'immortels tontons flingueurs. A moins qu'on ne soit enclin à quitter la référence classique pour imaginer derrière ce titre un film de Luc Besson, qui serait une suite au "Cinquième élément", dont le Troisième cercle serait le nom de code. Car les cercles - huit au total - sont le nom hautement mystique que les places centrales reçoivent a Amman: la ville toute entière est construite autour d'eux. Chaque ville a son vocabulaire. Les mots qui la disent et la révèlent, ses mots a elle, un langage secret et amoureux. A Amman, comme si nous devions, d'une manière inattendue mais finalement logique, naviguer en retour dans un univers kabbalistique, les cercles sont le code de lecture des gens et de la ville.

Première matinée : le touriste se met en quête du Ministère du Tourisme jordanien où il sait pouvoir trouver un plan complet et détaillé. La mission, à première vue, semble aisée : trouver le Troisième cercle. Sauf qu'au Moyen Orient, rien n'est jamais joué sur le papier : les distances estimées a vol d'oiseaux sont des pièges, plus encore a Amman où la ville, construite a l'origine sur sept collines, alterne avec grâce et caprice entre pentes, virages et côtes. Un défi au plus solide sens de l'orientation.
Jebel Weibdeh, quartier d'habitation populaire et tranquille, se tient en retrait de l'agitation du quartier Abdali : tout ce qui est en mesure de rouler circule, vers Damas et Beyrouth, à partir de lui. Car la Jordanie, quoique modeste au regard des titans qui la regardent - la Syrie, l'Irak, l'Iran, l’Égypte - est la carte centrale, nécessaire et inévitable, de la région : tout part et tout mène à Amman.
Le plan sommaire indique qu'il suffit de descendre de Jebel Weibdeh vers le Troisième cercle pour trouver le Ministère du tourisme. En fait, il faudra descendre, tourner brusquement sur soi même, remonter une cote très raide, en passant devant une école, pour arriver au ... Deuxième cercle! Ce qui semble être dans l'ordre des choses et de la géographie du nombre.

Les Jordaniens, s'ils peuvent, quand les circonstances le commandent, se révéler froids, sont des gens qui aiment aider. Et bavarder. C'est de bonne grâce qu'ils répondent aux questions du passant qui cherche son itinéraire. La question innocente - il n'est de questions innocentes qu'en apparence - peut, à l'occasion provoquer, une vive conversation a laquelle se joindront d'autres personnes, jusqu'à ce que celui qui parlera avec le plus de conviction finisse par imposer sa réponse. Mieux vaut vérifier, cependant, et à quelques mètres de distance, auprès d'un nouvel interlocuteur qu'on aura pris le soin, cette fois, de sélectionner : solitaire et isolé. Poser des questions, interpréter les réponses diverses et parfois même contradictoires, cela est un art. Car cette recherche d'itinéraire, et toutes les stratégies humaines qu'elle oblige à mettre en place, font toucher à quelque chose de très profond dans la culture et les habitudes mentales de celui qui interroge et de celui qui parle.
Le Second cercle est un nouveau point de départ pour persévérer dans cette odyssée: la recherche du Ministère du Tourisme. Cependant, il n'est qu'un nouveau point de départ possible: la ville ignorant superbement les lignes droites - ne jamais oublier cette règle quand on aborde un pays arabe - le Second cercle n'est pas le point nécessaire qui relie le Troisième cercle à votre point de départ. Avoir foi dans les virages, tel est le grand apprentissage.

Le chemin qui conduit du Second au Troisième cercle est calme. Droit. Ce simple fait, habituel en Europe, doit ici nous alerter car sans doute est-ce une ruse pour mieux tromper : au bout du chemin, juste avant que l'on n'arrive a ce qui ressemble fort a l'arène dangereuse d'un cirque romain où des chars se livrent une compétition sans pitié, se tapit un bâtiment qui porte le nom "Ministère du Tourisme". L'esprit engourdi par la ligne droite, moyennement attiré par la perspective de se jeter dans l'arène de la place, se réjouit en pensant trop rapidement qu'il a trouve le Ministère, comme si sa quête pouvait, d'une manière aussi facile que soudaine, se terminer. A bons frais. Et son désespoir de redoubler quand il découvre qu'il n'est pas arrivé - parce qu'il y a plusieurs bâtiments du Ministère du Tourisme - et qu'il devra affronter l'épreuve suprême : la traversée du Troisième cercle. Il est des épreuves nécessaires...
Le Troisième cercle est là, qui fait face. Une arène de voitures dectiques se pourchassant dans le brouillard et la poussière. Surplombée par le superbe Hôtel Royal dont la masse, solide et imperturbable, devient repère. Le Français est d'un naturel naïf et assisté. Ce n'est point génétique, seulement culturel : depuis son enfance, il est conditionné à croire dans les feux rouges, à suivre les parcours flèches, à chercher un passage clouté. Feux, flèches, passages protégés : tel est le credo de sa foi enfantine et occidentale. La traversée du Troisième cercle devient alors le rite initiatique - forcément rude - qui marque son entrée en Jordanie, son intronisation dans une autre civilisation, ou son passage tout court dans l'autre monde. Il y a toujours un risque.

Le Jordanien, nous l'avons déjà dit, aime aider. Il en fait même un point d'honneur, comme si sa réputation personnelle était engagée. Il y aura d'abord eu un chauffeur de taxi, et puis deux hommes, à tenter de dédramatiser la situation et à nous enjoindre de foncer. Tant d'insistance, et d'unanimité, finirent par réveiller nos réflexes ancestraux, taillés par des siècles d'histoire et d'expérience, nos réflexes judéo-israélo-francais : après tout, aucun ne se porta volontaire pour nous prendre par la main et traverser avec nous le Troisième cercle. Et quand nous vîmes quelques indigènes se lancer tout de go dans la tempête, nous nous dîmes que cela participait nécessairement d'un complot, d'une mise en scène. Mais l'argument décisif, c'est de la Jordanie elle même qu'il devait venir.
La ligne droite, violente et brutale, ne pouvait pas être la voie. Car la civilisation dans laquelle nous étions en train d'entrer était une civilisation hautement sophistiquée. Le Troisième cercle ne s'évitait pas. Il ne se traversait pas. Pour franchir le Troisième cercle, il fallait d'abord revenir sur ses pas et puis tourner, à contre-courant, jusqu’à dessiner un cercle inverse et superposé, qui serait le pont permettant de passer de l'autre cote. Le peuple jordanien est un peuple raffiné qui a le sens de la stratégie et de la complexité.

Quand nous arrivâmes au Ministère du Tourisme, un officier de police nous accueillit. Après avoir cherché vainement un plan d'Amman, il s'excusa : il n'en trouvait pas. Cela n'avait déjà plus d'importance. Nous étions arrivée dans Amman.


Amman, le huit janvier deux mille sept .
Isabelle-Yael Rose