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30 mai 2006

Al-Qaïda cherche à isoler l'Amérique : une analyse inquiétante d'Alexandre Adler dans "Le Figaro"

Introduction :
Alexandre Adler se trompe parfois dans sa prédictions - et il est le premier à faire preuve de modestie lorsque les faits ne lui donnent pas raison. Par contre, il a un talent incomparable pour dessiner une vue "aérienne" des affaires du Monde, donner un sens aux évènements, et relier des informations dont les journaux ne nous livrent qu'une vue éclatée. Dans sa dernière chronique publiée le 25 mai dans le journal "Le Figaro", il nous démontre qu'Al-Qaïda est peut-être bien en train de réussir à isoler les États-Unis ; et que l'administration Bush a cumulé les erreurs, en s'engageant de façon unilatérale dans ce qui devrait être le combat commun du monde civilisé contre la terreur islamiste.
J.C

"C'est à juste titre qu'on se méfie de plus en plus, en matière de géopolitique, des synthèses trop vastes. Comme en économie politique, les panoramas macroéconomiques exagérément ambitieux ont pour effet pervers de négliger trop vite les raffinements de l'analyse des comportements des entreprises et des consommateurs. Même ici, les synthèses panoramiques nous font le plus souvent rater les importantes complexités du comportement des acteurs réels. Malgré cette mise en garde, nous voudrions pourtant ici partir du survol le plus général possible de la situation stratégique, de manière à mieux faire comprendre le point incandescent que nous sommes en train d'atteindre.

Deux interprétations excessives peuvent être données de la vague terroriste, organisée principalement par al-Qaida, à partir de l'an 2000. Pour le parti pacifiste-isolationniste qui demeure majoritaire en Europe, il s'agirait, pour l'essentiel, d'un fait divers criminel démesurément grossi par le choix d'une cible new-yorkaise ; pour les protagonistes d'al-Qaida elle-même, ce serait, au contraire, le point de départ d'une lutte apocalyptique, dont l'issue ne pourra être que le triomphe de l'islam révolutionnaire.

Si l'on prend toutefois une approche différente de ces deux pôles, on tendra à considérer l'offensive djihadiste non pas dans le langage de ses protagonistes, mais dans la visée stratégique qui, du reste, pourrait bien être celle de ses cerveaux les plus exercés, l'Egyptien Zawahiri ou l'un quelconque de ses officiers généraux pakistanais qui, depuis le début, aura prêté son concours à l'entreprise. On dira alors que, sans illusions sur sa force intrinsèque, al-Qaida s'est lancée la tête en avant, afin de créer, pour ainsi dire, une réaction en chaîne qui contraigne peu à peu des forces de plus en plus importantes à entrer dans l'action. Certes, ce plan beaucoup plus rationnel qu'il ne semble a eu ses ratés, par exemple au Pakistan, dont le général Musharraf a su geler la crise ; cependant, une série de mouvements profonds se sont produits qui lui confèrent toute sa validité stratégique : avec la conquête de l'Irak, les Etats-Unis entraient, en effet, dans une zone sismique ultrasensible.

Si le basculement de l'Irak dans un djihad de masse ne s'est pas produit et si l'émergence d'un véritable pouvoir chiite-kurde est tout de même un grand succès à moyen terme de la stratégie américaine dans toute la région, le contrecoup de l'opération n'a, lui, pas pu être maîtrisé. L'émergence d'un nouveau pouvoir chiite arabe, à partir de l'Irak, a provoqué tour à tour une très forte montée du sunnisme extrémiste en Arabie saoudite et un basculement plus panislamiste que strictement sunnite d'un mouvement de masse égyptien, celui des Frères musulmans, vers un affrontement décisif avec le pouvoir encore semi-laïque du Caire.

La victoire très problématique du Hamas, en Palestine, appartient à ce dernier cycle. Mais enfin, surtout, la très forte convergence entre intérêts américains et iraniens en Irak provoquait en retour une résistance désespérée de la cléricature la plus réactionnaire, qui imposait d'abord la victoire électorale truquée d'Ahmadinejad, ensuite l'intensification délibérée de l'affrontement sur le nucléaire.

A ce stade, le troisième étage de la fusée Ben Laden se déclenche. Le processus de mondialisation conduit par les Etats-Unis depuis 1990, et accéléré dans ses postures militaro-industrielles par le 11 Septembre, ne pouvait à terme qu'engendrer une certaine polarisation. C'est ici que l'Administration Bush aura sans doute le plus péché par ignorance, bien davantage que par arrogance, en omettant de tout faire pour que le pôle islamisant du Moyen-Orient demeure isolé sur la scène mondiale. Tour à tour, l'Amérique latine oubliée, la Russie dédaignée, la Chine sous-estimée se sont placées en position hostile à la stratégie américaine, tandis que croissait l'isolationnisme des principales nations européennes. Si, en Amérique latine, les fautes aberrantes commises par le groupe Chavez-Castro sont en train de produire des contrepoisons au Brésil, au Mexique et au Chili, la faute fondamentale s'est produite à Moscou.

Alors que les intérêts profonds de la Russie devraient la conduire à combattre le djihad, à contenir la puissance de la Chine et à constituer un tissu de relations énergétiques avec le reste de l'Occident, une diplomatie sans générosité a propulsé sur le devant de la scène le vieux parti arabo-centré et antisémite qui faisait la pluie et le beau temps à la fin de l'ère Brejnev. L'aggravation des polémiques avec Poutine, sans ouverture vers une alternative meilleure, conduit à l'éclipse de la puissance russe. Si la dépendance chinoise envers le libre-échange mondialiste est beaucoup plus grande, il existe néanmoins un parti antimondialiste à Pékin, qui pousse les feux d'une alliance stratégique avec Moscou et d'une déstabilisation du processus de paix indo-pakistanais.

Nous en arrivons donc aux deux équations de base qui ont déclenché l'offensive djihadiste de l'an 2000, Palestine et Cachemire. Malheureusement, au moment d'enclencher cette bataille décisive, l'Amérique a perdu la plupart de ses alliés potentiels, tandis que la politique sociale étroite de George W. Bush en interne affaiblissait le soutien de l'opinion publique à la guerre. Nous aurons bientôt à déplorer tous ensemble cet affaiblissement de la position américaine. "

Alexandre Adler