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14 février 2007

"Iran : Chavez joue avec le feu", par Alfredo Valladao

Hugo Chavez et Mahmoud Ahmadinejad
(photo Reuters)

Introduction :
Alfredo Valladao est le directeur de la chaire "Mercosur" de l'Institut des Sciences Politiques à Paris (Sciences Po). Dans ce "rebond" publié dans le journal "Libération" le lundi 29 janvier, il analyse la dérive géopolitique du président vénézuélien, Hugo Chavez, qui est en train - sans aucune pudeur - de nouer une alliance avec le "petit Hitler" iranien, Mahmoud Ahamdinejad. Ni la conférence négationniste de Téhéran, ni les menaces de destruction de l’État juif, ni les discours apocalyptiques et mystiques venus d'Iran ne troublent Chavez, le superbe "bolivarien" ... Des scrupules qui n'affectent pas non plus d'autres dirigeants de la gauche latino-américaine, qui ont accueilli sans honte la présence d'Ahmadinejad lors de l'intronisation du nouveau président de l’Équateur ; et il existe aussi des photographies du nabot antisémite, bras dessus bras dessous avec Evo Morales, dont l'élection en Bolivie avait suscité tant de sympathie dans un bien sérieux journal du soir ! Alfredo Valladao a le grand mérite de démontrer combien ces pitreries risquent d'introduire des conflits extérieurs dans l'Amérique du Sud, qui n'en a guère besoin. Au delà, cet article soulève des questions bien gênantes, et qui ne suscitent guère d'intérêt chez nos hommes politiques ou commentateurs de gauche : comment leurs partis "frères" d'outre-atlantique peuvent-ils être dénués à ce point de tous scrupules ? Ou, dit autrement : peut-on accepter l'antisémitisme par haine des États-Unis ?
J.C

La tournée que vient d'achever le président iranien Mahmoud Ahmadinejad au Venezuela, en Équateur et au Nicaragua n'a rien d'anodine. Elle consacrait la volonté de rapprochement sur une base antiaméricaine de deux radicalismes politiques ­ le fondamentalisme chiite du président iranien et le populisme bolivarien du chef de l’État vénézuélien ­, qui se flattent, également, de représenter l'aile la plus radicale au sein de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). Mais la conséquence la plus immédiate de ce périple iranien dans le Nouveau Monde est sans doute ailleurs : il risque de plonger l'Amérique du Sud dans le conflit du Moyen-Orient et ses inextricables problèmes, alors que la région avait toujours vécu loin des principales zones de tension de la planète et de ses grandes aventures guerrières. Certes, l'Amérique du Sud a connu son lot de conflits locaux, surtout au XIXe siècle : la guerre de la Triple Alliance, où le Brésil, l'Argentine et l'Uruguay coalisés ont affronté le Paraguay ; celle du Pacifique, entre le Pérou, la Bolivie et le Chili, ou celle du Chaco opposant dans les années 30 la Bolivie et le Paraguay. Pourtant, si cette région est toujours grosse de violences sociales, les conflits armés entre Etats nationaux sont suffisamment rares pour que la paix soit la norme de la région.
Si certains pays sud-américains ­ notamment le Brésil, avec un corps expéditionnaire ­ ont participé, mais de manière marginale, aux deux grandes guerres mondiales du XXe siècle, la première grande importation d'un conflit géopolitique extérieur a eu lieu pendant la guerre froide, avec l'alignement cubain au bloc soviétique. Pendant deux décennies, l'Amérique du Sud a été otage de l'affrontement entre le communisme soviétique et la démocratie libérale occidentale. Chacun avait ses partisans locaux et l'Occident n'a pas hésité à soutenir de sinistres dictatures militaires ­ le Chili en étant l'exemple le plus emblématique ­ pour combattre ses adversaires. La chute du mur de Berlin a cependant sérieusement réduit l'espace où pouvaient s'exprimer l'extrémisme idéologique de la gauche et les justificatifs de la violence avancés par la droite. Jusqu'à l'arrivée au pouvoir du colonel Hugo Chávez au Venezuela, la région, fatiguée des horreurs d'une guerre froide par procuration, semblait avoir opté pour la paix, la démocratie et la modération.
Mais le nouveau messie bolivarien ne fait pas seulement peu de cas des valeurs démocratiques. Il entraîne aussi la région dans le pire marais géopolitique de la planète : le Moyen-Orient. Embrasser l'Iran des ayatollahs et promouvoir le rapprochement d'autres pays de la région avec le régime d'Ahmadinejad, au plus fort de son bras de fer nucléaire avec Washington et les Européens, ne peut que créer des tensions avec l'ensemble du monde démocratique. Mais le plus grand danger demeure le risque de provoquer les mêmes tensions entre les nations sud-américaines et au sein même de plusieurs pays de la région.
Le gouvernement d'Ahmadinejad, qui déclare régulièrement qu'il faut rayer Israël de la carte et met en doute l'existence de l'Holocauste, fait de certains groupes extrémistes libanais et palestiniens (le Hezbollah ou le Hamas) un instrument de sa politique extérieure. Or presque tous les pays sud-américains ont d'importantes populations d'origine syro-libanaises (maronites, sunnites, chiites) et juives qui ont toujours vécu en harmonie. Dès lors, y importer l'influence iranienne et les problèmes du Proche-Orient, c'est tout simplement introduire les germes de la discorde entre ces communautés et, à terme, sans doute, la violence. Plus Ahmadinejad sera glorifié en Amérique du Sud et plus les communautés juives, celles d'origine libanaises chrétienne ou sunnite ou celles d'origine palestinienne opposées au Hamas, se sentiront rejetées et menacées. Autant dire que l'importation des conflits sanglants du Moyen-Orient vers le sud des Amériques ne sera pas sans répercussions sur les équilibres et la sécurité intérieure de plusieurs Etats de la région.
Certes, on n'en est pas encore tout à fait là, même s'il plane des soupçons sur d'éventuels réseaux de soutien financier au Hezbollah dans la région de la Triple Frontière entre le Brésil, le Paraguay et l'Argentine. Mais le refus du président argentin Néstor Kirchner d'assister à l'intronisation du nouveau président équatorien Rafael Correa pour ne pas avoir à rencontrer son homologue iranien est significatif. L'Argentine accuse en effet Téhéran d'être derrière les attentats contre des institutions juives en 1994 à Buenos Aires. Par ailleurs, au Venezuela même, la communauté juive a déjà commencé à dénoncer le rapprochement entre Caracas et Téhéran.
Créer ce type de tensions internes est déjà très grave, surtout si celles-ci génèrent d'autres problèmes encore avec le reste du monde démocratique. En cas d'escalade de la tension avec Téhéran, l'Union européenne et les États-Unis ne manqueront pas de se préoccuper de la position que l'Amérique du Sud, en particulier les États du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, Venezuela), va adopter à l'égard des provocations et des ambitions iraniennes. Les États arabes, qui ne voient pas d'un bon œil la montée en puissance de l'Iran ­ et dont certains ont des liens commerciaux non négligeables avec les pays du Cône sud ­, finiront par sommer ces derniers de se situer face au régime de Ahmadinejad.
Dès lors, mettre le pied dans l'engrenage de l'imbroglio sanglant moyen-oriental, comme le fait Hugo Chávez, au nom de la lutte contre les ingérences de l'«empire», n'est pas l'option la plus sensée, ni pour promouvoir les intérêts de l'Amérique latine dans le monde, ni pour garantir la paix dans la région et au sein même de ses nations. D'autant plus que, en matière d'ingérence dans les affaires intérieures des voisins, l'Iran et le Venezuela «révolutionnaires» n'ont de leçons à recevoir de personne.

Alfredo Valladao
"Libération", le 29 janvier 2007